Opérateur (L’)

États-Unis (1928)

Genre : Burlesque

Écriture cinématographique : Fiction

Archives CAC, Collège au cinéma 2003-2004

Synopsis

Luke Shannon, photographe de rue, rencontre Sally, secrétaire aux actualités cinématographiques MGM. Courtisée par l’opérateur Harry Stagg, elle se montre quand même attendrie par Luke, lui conseille d’acheter une caméra et d’essayer de se faire embaucher comme reporter. Luke se procure un très vieil appareil, mais Stagg le dénigre pour empêcher son embauche.

Sally encourage Luke à persévérer bien que son manque d’expérience en fasse la risée des responsables de la maison de production. Luke invite néanmoins Sally à passer le dimanche avec lui. Ils se rendent à la piscine de la ville, où le photographe subit de fâcheuses mésaventures, puis ils sont reconduits en ville par Stagg qui laisse Luke se faire tremper sous la pluie.

Le lendemain, Sally prévient Luke que des événements risquent de survenir au quartier chinois. Luke fonce, renverse un ouistiti et se voit contraint de l’acheter. Il va ensuite filmer la fête chinoise qui dégénère en guerre de clans. Il est le seul reporter sur place. Quand tout est terminé, il constate qu’il n’y a pas de pellicule dans son appareil.

Persévérant, Luke filme ensuite des régates auxquelles participent Stagg et Sally, et découvre que le ouistiti avait retiré la bobine où la guerre des clans avait été enregistrée.

C’est alors que Stagg et Sally sont éjectés de leur bateau dans un virage. Stagg abandonne l’chement Sally qui est sauvée par Luke. Mais, tandis que ce dernier va à la pharmacie pour se procurer de quoi ranimer la jeune femme, Stagg se fait passer pour son sauveur et l’emmène : scène que le ouistiti de Luke a entièrement filmée.

Luke remet la bobine du quartier chinois aux actualités MGM, pellicule qui comporte également la scène de son sauvetage. La projection du film montre la couardise de Stagg et provoque l’enthousiasme du patron de la maison de production.

Luke est enfin engagé comme reporter.

Distribution

Luke Shannon
Sa première caractéristique est qu’il ne devient ambitieux que par amour. Lui qui se contentait de figer les individus sur de la pellicule, il va vouloir traquer le sensationnel et la vie dans son mouvement, quitter sa place d’homme attendant ceux qui posent devant lui pour celle de grand témoin des mouvements de la réalité. Cette quête le fera donc bouger et même intervenir comme héros. C’est donc l’amour qui le pousse à s’initier à la vie.

Naïf et courageux, il cesse alors de subir les objets, les gens et les éléments pour tous les domestiquer. Et c’est le cinéma qui l’y aide. Alors, la photo se met en mouvement et la femme qui posait devant lui vient bouger avec lui. Tout le long du film, ce personnage court, tombe et saute d’un lieu à l’autre avant de mettre un peu en scène la réalité au cours de la bataille des clans chinois. Il se transcende enfin en poussant le cinéma (et sa propre image dans le cinéma : le sauvetage) à être un révélateur de vérité. Mais il n’agit jamais par volonté de puissance ou désir de reconnaissance. Il fait tout ça pour être avec la femme dont il est tombé amoureux.

Sally
Sally est secrétaire. Son rôle est de transmettre et d’informer. Elle est assise devant la porte, reçoit, filtre et fait passer les messages. En rencontrant Luke, elle dépasse le lieu de sa fonction (MGM Actualités) pour transmettre son savoir au jeune homme à propos de la profession de cameraman et finit par lui faire passer une information en priorité pour qu’il intègre la profession. Sage (elle vit dans une maison pour femmes seules), douce et encore marquée par l’enfance (jeux de balle dans la piscine), elle est intriguée, puis séduite par la personnalité maladroite de Luke. Sans doute parce qu’il l’admire comme une image et non avec la familiarité conquérante de Stagg. Mais, au départ, elle a surtout une pulsion de grande sœur, presque de mère, vis-à-vis du photographe. Il faut qu’elle découvre son courage et son désespoir amoureux pour comprendre qu’il est aussi un homme de grande valeur.

Stagg
Stagg est le bellâtre sans morale ni scrupules. Bon professionnel, il n’aime que lui et l’image qu’il se donne, celle d’un aventurier du reportage. Odieux et couard, il se croit fort et irrésistible. La panoplie de masques dont il use le rend d’ailleurs presque pathétique, tant son narcissisme le pousse à se contenter des apparences qu’il se donne.

Générique

Titre original :The Cameraman
Production : Buster Keaton pour Metro Goldwyn Mayer (Irving Thalberg)
Scénario : E. Richard Shayer (et Buster Keaton, non crédité), d’après une idée de Clyde Bruckman et Lew Lipton
Réalisation : Edward Sedgwick (et Buster Keaton, non crédité)
Image : Elgin Lesley et Reggie Lanning
Titres : John W. Farnham
Montage : Hugh Wynn
Décors : Fred Gabourie
Costumes : David Cox

Interprétation
Luke Shannon / Buster Keaton
Sally Richards / Marceline Day
Harold Stagg / Harold Goodwin
Edward J. Blake / Sidney Bracy
L’agent de police Henessey / Harry Gribon
Le voisin de cabine de bains / Edward Brophy

Film : 35mm, Noir et Blanc
Tournage : Studios MGM, Hollywood
Format : Muet (1/1,33)
Durée : 66′ 20″
N° de visa : 29 139
Distributeur : Les Grands Films Classiques
Année de sortie : 1928

Autour du film

Un tragique qui fait rire
Buster Keaton est un comique. Pas un personnage de comédie, apte à développer de grandes qualités de drôlerie. Mais un vrai comique, c’est-à-dire un tragique qui fait rire. S’il ne se heurte pas aux dieux, ne subit pas la fatalité d’un destin à jamais fixé, il est livré à l’espace, aux lois inexorables de l’univers et à celles moins accablantes de la société. Voilà qui, d’emblée, le différencie de Chaplin, plus engagé dans les malheurs du monde, plus porté au mélodrame. Donc, Keaton n’est pas drôle. Trop sérieux pour cela, trop uniquement obsédé, justement, par le sérieux de son existence. Son obstination de chaque instant pour l’imposer est la source même des éclats de rire qu’elle déclenche.

Le sentiment de l’urgence du temps est avivé, souligné par la prééminence de l’espace puisque c’est contre lui que notre héros se doit de lutter sans relâche. Comment y trouver, y faire sa place ? Comment surtout empêcher cet espace de l’exclure non pas comme un indésirable, mais pis comme un élément inutile, transparent ? Comment donc imposer son monde, avec sa logique, ses rêves, ses certitudes à l’autre monde, le nôtre si terriblement banal et facilement invivable. Bref, comment, par le jeu des lignes, superposer ces deux mondes sur l’écran pour en tirer le comique le plus efficace ?

Un personnage qui part en vie comme on part en guerre
Mais avant de nous aventurer vers la rigueur de la mise en scène chez Keaton, reprenons les choses à leur début. D’abord la construction même de son personnage. Elle est le fruit de l’exploitation d’une contradiction fondamentale. Celle qui oppose un physique ingrat voire médiocre de gringalet à celui d’un acrobate hors pair doté de stupéfiantes capacités physiques, aptes à des exploits sportifs dignes des plus grands champions. Le génie de Keaton consiste à ne pas jouer de cette dualité, de la contradiction de sa nature, pour en tirer des effets faciles. Au contraire, il s’accepte entièrement tel qu’il est. Le personnage se conçoit en tant qu’unité parfaite, comme un seul bloc pris dans le mouvement des lois élémentaires et contraires dont il lui faut en permanence triompher.

Cela commence par le visage qui reste impassible, donc qui ne rit ni ne sourit jamais. C’est le “logotype” de Keaton, sa marque absolue de reconnaissance auprès du public. On sait qu’il n’en fut pas toujours ainsi : on le voit rire, moqueur, dans un de ses premiers courts métrages avec Fatty. En fait, comme tous les grands comiques, comme le mime pour Chaplin, Keaton prend appui sur sa formation. Enfant de la balle, littéralement, puisque son père le balance à tous les coins de la scène (d’où le nom de “Buster”, celui qui sait chuter, que lui attribua Houdini), il se retrouve, malgré lui, propulsé acrobate dès l’âge de quatre ans. Il a appris, très tôt, à quel point un exercice de voltige exige de précision, de maîtrise et d’instinct de survie. Tout y est calcul, à la plus infime fraction de seconde, au moindre millimètre près. De cette tension constante, propre à l’équilibriste, Keaton tire son personnage. La nécessité existentielle impose cet esprit de sérieux que nous avons déjà relevé chez lui. Il se manifeste dans la fixité, l’intensité du regard, l’impassibilité du visage, les gestes raides, les attitudes cassées, bref dans le moindre comportement corporel. Tel est le personnage keatonien qui part en vie comme on part en guerre. Toujours vaillant, incessamment aux aguets, prêt à tous les combats, surtout défensifs, rarement offensifs sauf quand il s’agit d’amour. Keaton ou le brave petit soldat.

Keaton, donc, par extension, comme incarnation de l’homo americana. Il a l’esprit de réussite chevillé au corps. Il lui est interdit, question existentielle, d’échouer. En conséquence, par nécessité vitale, il déploie une énergie farouche, fougueuse et… brouillonne, qui le pousse obstinément à se montrer inventif. Les objets auront beau manifester une résistance drue, il les soumet à sa volonté, les oblige à le servir, mieux, il les détourne à son profit. Il les crée à nouveau. Il y a quelque chose d’inhumain dans son personnage qui l’oblige à se métamorphoser en une redoutable machine. Le monde appartient à ceux qui l’affrontent, proclame l’idéologie américaine. Keaton, en est la plus exemplaire illustration. Par inversion radicale, par antiphrase, il est l’anti-modèle qui devient, in fine, supérieur au modèle même. Tel est l’absurde résolument logique auquel aboutit sa démarche.

L’amour selon Keaton
Car non content d’être chétif et apparemment demeuré, il se présente comme le plus parfait “good boy” qui se puisse imaginer. Aucun calcul d’intérêt vulgaire ne l’habite. Il obéit à une conception idéaliste où tout est droiture et pureté. Trop heureux de gagner, littéralement, son existence non par l’argent mais par les actes. Reste qu’évidemment, selon la bonne morale puritaine donc capitaliste, il obtiendra, in fine, le succès. Keaton, à la différence d’un Charlot habitué aux fins mélancoliques, est condamné au “happy end”. Femme et richesse tombent dans son escarcelle. Mais la femme, pourtant, n’est pas réellement le but poursuivi. Elle est juste traitée comme un moyen, un objectif, donc, un objet supérieur, qu’il faut subjuguer par la manifestation de sa débrouillardise et la conviction qu’entraîne indubitablement son entreprise. Elle rend, visible à ses yeux et aux nôtres, non pas la raison de la réussite mais la réussite elle-même.

Curieuse, dès lors, la représentation de l’amour que nous offre Keaton. Elle semble dépourvue de tout affect, indifférente à l’émotion. Si le rire est exclu de son personnage les larmes le sont dix fois plus. Aucune tristesse, aucune joie, seul le devoir. Un homme doit décider qu’il est amoureux d’une femme, s’y tenir mordicus au prix de multiples prouesses, afin de la marier et d’en obtenir des petits comme on le voit souvent dans ses gags finaux. Il s’agit d’obéir aux lois élémentaires de la nature qui fondent les lois évidentes d’une bonne société, sûre d’elle, sans complexe et dont les valeurs ne peuvent être que justes puisqu’elles prennent racine dans l’évidence apparente du fonctionnement du monde. Jusque dans sa vie intime (mais compte-t-elle émotionnellement pour lui ?), Keaton reste un bon petit soldat.

Son combat est ailleurs. Il lui faut basculer une faiblesse constitutive en force existentielle. Là est sa cascade fondamentale, fondatrice. Toutes les autres, celles qui nous émerveillent et font rire, n’en sont que la conséquence visible. Leur comique en ressort d’autant plus que pas un instant le personnage ne doute de sa force, pas une seconde, il ne s’envisage comme faible. Il est innocemment intrépide poussé vers l’action par un élan vital tranquille et spontané.

Sa géométrie de l’espace cinématographique
Pour l’efficacité comique, il convient que ces données soient immédiatement saisies sur l’écran. La cinématographie, donc l’écriture du mouvement, interdit toute complication dans l’image. Elle commande visibilité et lisibilité. Keaton filme droit. Un plan horizontal, un axe perpendiculaire. Telle est la construction basique, élémentaire du jeu de lignes que nous propose obstinément notre cinéaste. On ne peut faire plus simple. Sa géométrie de l’espace reste encore aujourd’hui un modèle toujours utilisé et que l’on retrouve par exemple à notre époque chez un Kitano. Le génie vient du renouvellement, du rebondissement incessant des inventions purement spatiales que ne cesse, pour notre joie, de proposer Buster Keaton à notre regard.

Donc l’horizontalité du plan affronte la perpendicularité de la perspective qui la heurte ou s’en échappe. Certes, les obliques ne manquent pas chez notre cinéaste. Nécessité du filmage. Mais si l’on examine les impressions qu’elles suscitent en nous, on s’aperçoit qu’on les ressent comme des perpendiculaires, puisqu’en pensée, elles sont traitées comme telles. Car le jeu qu’établit la mise en scène de Keaton est de dédoubler le plan horizontal. Il s’agit, en effet, d’accepter le principe de la profondeur de champ et d’en tirer les conséquences. Le cinéma se déroule sur une surface plate. Il faut donc créer l’illusion du relief, et pour ce, superposer la surface au premier plan sur celle qui couvre le fond. La perpendicularité sert à relier les deux et permettre de passer de l’un à l’autre. Le génie de Keaton fut d’avoir intuitivement saisi (on sait qu’il n’avait pas eu le temps de recevoir de “la culture”) les possibilités comiques et dramatiques que ce système simple, élémentaire lui offrait. Il fait de ces deux plans horizontaux, le lieu d’une logique qui fonctionne sur elle-même. Il y aura celle du monde ordinaire et celle du monde de Keaton. De leur désynchronisation, ou de la tentative de les rendre synchrones, surgit la multitude des gags.

Mais il faut que la perpendiculaire les distingue, les sépare l’une de l’autre. Sinon c’est la confusion. Keaton nous en donne un parfait exemple dans Le Cameraman où il parodie satiriquement les films d’avant-garde de l’époque. C’était le moment du déferlement des “effets de cinéma” dans lesquels la surimpression tenait la vedette. Nous aurons donc le visionnage des rushes catastrophiques du jeune cameraman totalement inexpérimenté avec, entre autres, ces cuirassés qui flottent sur la Ve Avenue. Un film de Keaton tient de la science-fiction puisque deux univers parallèles passent leur temps à tenter de pénétrer dans l’autre, à l’escamoter, à le perturber. La perpendiculaire fait, dès lors fonction, de rappel du réel ou, plus exactement d’un rappel à l’ordre. On le voit bien lors du tournage de la bataille des gangs chinois. Tout est chaos mais le filmage, (il y fallait un singe !), cherche fébrilement à rétablir de la perpendicularité dans cette confusion extrême orientale.

Keaton a été le premier cinéaste à poser le dispositif même du cinéma comme source da sa création. D’autres avant lui avaient filmé le tournage d’un film en plein air ou en studio. Mais cela restait un décor parmi d’autres. Keaton s’attaque, lui, à ce qui constitue la nature même du cinéma en tant qu’art de l’espace. Et ce n’est pas innocemment que dans plusieurs de ses films, et en particulier et évidemment dans Le Cameraman, il prend son dispositif comme source d’inspiration. C’est dans Sherlock Junior (1924) qu’il le manifesta ouvertement. Buster, aspirant détective, n’est en fait que projectionniste de cinéma. Dans la triste réalité de sa cabine, il se rêve une autre vie en contemplant la grandiose horizontalité qui lui fait face, celle de l’écran qui ouvre sur l’imaginaire. Buster se dédouble, franchit la perpendiculaire qui sépare les deux horizontales. Il suit donc le chemin octroyé au faisceau lumineux de la projection. Il traverse la salle de cinéma pour sauter sur scène, pénétrer dans l’écran, participer sans retenue à la fiction, se livrer à l’ivresse de l’action. Il est, dès lors, pris dans le maelström des changements de plans qui se succèdent et le fait passer sans transition de la ville au désert, de l’Alaska à la jungle, etc. Notons au passage que c’est sur ce dispositif que Hitchcock a construit son suspense, pour mieux le renforcer, dans Rear Window (Fenêtre sur cour, 1954).

Keaton tourne, avec Le Cameraman, son avant-dernier chef-d’œuvre. Sa conception du cinéma, absolument, uniquement visuelle ne put se plier aux dialogues. Le parlant lui fut fatal. C’est peut-être ce qui ajoute à sa grandeur. Car le génie comique de ce très grand cinéaste vient aussi du fait qu’il prenait à son compte – et en jouait avec maestria – l’espace temporel. Le dialogue eut entravé son rythme. Chacun des univers parallèles qu’il dispose dans sa mise en scène a son temps propre. Celui de Buster, sous ses airs d’impassibilité, est celui de l’impatience et de la rapidité. D’où ses courses effrénées dans un monde qui, lui, a son temps puisqu’il a l’argent. Cela donne ces fantastiques exploits sportifs auxquels se livre notre héros, et que la rigueur abstraite des lignes souligne. Rien n’est plus parfaitement beau, par exemple, que cette descente, montée, descente ultra rapide de l’escalier vue en coupe et filmée en continuité. Un vrai, un grand bonheur de cinéma.
Jean Douchet

Autres points de vue

Sa raison d’être, aimer
« Buster Keaton est un homme de bonne volonté et de grande patience qui s’ennuie éperdument. Il ne sait rien faire, tout ce qu’il fait, il le fait mal. Nous l’avons vu boxeur, marin, ranchman, mécanicien, le voici opérateur ; partout des échecs et des catastrophes qu’il supporte stoïquement sans rien perdre de sa dédaigneuse sérénité parce qu’au fond tout ça lui est bien égal. Ne le jugez pas, n’essayez pas de le comprendre, ses actions vous paraîtront toujours inexplicables, c’est un grand solitaire, une espèce de somnambule égaré que seul l’amour tirera de sa torpeur, car il n’attend que l’amour. Il reste étranger à tout ce qui vous préoccupe, il ne s’intéresse à rien, il n’a pas besoin de distractions, il n’est ni triste ni gai, il s’ennuie et il attend. Autour de lui, tout le monde s’agite, chacun s’est inventé un but, cette activité le surprend : tout le monde s’amuse, tout le monde rit, il trouve qu’il n’y a vraiment pas de quoi ; c’est le plus beau visage de l’ennui qu’on puisse voir. La vie est terriblement longue, un jour, un autre et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il rencontre une femme, celle qu’il attendait. Elle le regarde, elle lui sourit et, à partir de cette minute précise, tout est bouleversé. Il ne s’ennuie plus, il commence à vivre, il vient de trouver sa raison d’être, aimer. Voilà le sujet du Cameraman comme de tous les autres films de Keaton. »
Janine Bouissounouse, in La Revue du cinéma, n° 4 (1929)

À travers le cinéma, Keaton est aux prises avec le monde
“Mais où finit Luke Shannon et où commence Buster Keaton ? Dans ce film étonnamment drôle, on ne peut s’empêcher de voir une sorte de dernier hommage rendu par Keaton au cinéma à travers lequel il put s’accomplir pendant les dix années passées. Le Cameraman nous restitue l’image vivante de Keaton aux prises avec le cinéma et, à travers le cinéma, avec le monde. Ce reportage sur la création keatonienne, tourné au moment où Buster Keaton est sur le point d’y renoncer, est à cet égard le film le plus attachant de son auteur.”
Michel Denis, in Buster Keaton, éd. Anthologie du cinéma, 1970.

L’essence même du cinéma
« Plus encore que The Cameraman, ce film devrait s’intituler The Director. Car The Cameraman, tout comme Fenêtre sur cour ou Le Diabolique docteur Mabuse, est fondé sur l’essence même du cinéma, sur la mise en scène. […] La séquence la plus prodigieuse montre Keaton filmant dans le quartier chinois une procession dégénérant en émeute. […] La prise de vue appelant la mise en scène, et vice versa, allant dialectiquement de la réalité à l’art, du pur documentaire à la fiction, et vice versa, l’opérateur intervenant de façon créatrice, devient metteur en scène. […] Improvisateur-né, peeping Tom avant la lettre, le héros de The Cameraman, homme à la caméra inventant la mise en scène, c’est à la fois Dziga Vertov et David-Wark Griffith, plus précisément encore Vertov devenant Griffith. En d’autres termes, The Cameraman est un film pré-rouchien. »
Claude Gauteur, Cahiers du cinéma, n° 130, avril 1962.

Pistes de travail

  • L’histoire d’une amitié
    Comment est-on passé d’une certaine animosité à une franche amitié ?…
  • Espace social et espace du film
    Étudier la place de Luke Shannon dans la société, puis la mettre en perspective avec sa place dans l’espace du film, ses déplacements dans le cadre et ses parcours physiques d’un lieu à un autre.
  • Luke, l’argent et les autres
    Étudier ses rapports à l’argent et aux autres.
  • La maladresse
    Initier une réflexion sur la maladresse de Luke et le type de gags qu’elle engendre.
  • Persévérance
    Voir comment la persévérance de Luke retourne ces gags à son avantage.
  • Mettre en scène le direct
    Analyser toute la séquence où Luke filme la guerre des clans à Chinatown : noter comment il place la caméra, cherche un angle, intervient pour que l’action soit plus spectaculaire et détourne la réalité en fiction, illustrant le propos de Claude Gauteur : « La prise de vue appelant la mise en scène, et vice versa, allant dialectiquement de la réalité à l’art, du pur documentaire à la fiction, et vice versa, l’opérateur intervenant de façon créatrice, devient metteur en scène. »
  • La quête amoureuse
    Suivre la quête amoureuse de Luke et son attitude envers Sally, tout en pointant les diverses étapes de sa relation avec elle : la photo prise, le regard sur elle dans le bureau, la promenade, la piscine, le sauvetage et le final.
  • Rêve et réalité
    Voir comment Buster Keaton est un type de personnage issu du rêve et comment il essaie de s’imposer face à la réalité.
  • Dessiner l’espace et les mouvements
    En se référant à l’étude générale de la mise en scène, essayer de dessiner dans l’espace les différents plans (avant-plan, arrière-plan) et les lignes (perpendiculaires et obliques) qui la constituent. Chercher ensuite des exemples précis dans différentes scènes et les comparer (images, mouvements) à ce schéma général.
  • L’eau
    Pourquoi le personnage de Luke est-il fréquemment confronté à l’eau ? Étudier les différentes formes et fonctions de l’eau dans le film : piscine, pluie, mer, etc.
  • Comique et tragique
    Pourquoi peut-on dire qu’un comique est un tragique qui fait rire ? On peut se référer aux étapes de la naissance de la tragédie dans le théâtre grec. (Voir l’Histoire des spectacles, dans l’Encyclopédie de la Pléiade, éd. Gallimard, sous la direction de Guy Dumur).Mise à jour: 16-06-04

Expériences

Le crépuscule de l’âge d’or
Le Chanteur de jazz, premier film parlant, obtient un énorme succès dès sa sortie en 1928, mais ce n’est qu’au cours de l’année 1929 que les salles américaines seront équipées. Quand Edward Sedgwick et Buster Keaton terminent Le Cameraman, la révolution économique et artistique dans du Septième Art n’est qu’amorcée. Hollywood est donc encore la capitale du cinéma muet. Il s’y tourne près de 600 films par an, diffusés dans le monde entier.

En 1928, des chefs-d’œuvre sont réalisés aux États-Unis : Le Vent (The Wind) , de Victor Sjöström. Le Cirque (The Circus) , de Charles Chaplin, Les Damnés de l’océan (Docks of New York) , de Joseph Von Sternberg, La Foule (The Crowd) , de King Vidor et Les Mendiants de la vie (Beggars of Life) , de William Wellman, La Femme au corbeau (The River) , de Frank Borzage… Dans le même temps, Erich von Stroheim vient d’être dessaisi du montage de The Wedding March. La première partie, portant le titre initial (Symphonie nuptiale en français) sort en 1928, la seconde, totalement remontée, sera complètement désavouée par Stroheim. Ce sera son dernier film. Beaucoup de ces films montrent des petites gens, des pauvres, des marginaux et des exclus. Car une large part du cinéma américain soutient des thèses humanistes et veut croire en des lendemains meilleurs. Le républicain et très libéral Herbert Hoover se fait élire sous le slogan de “président de la prospérité”. Mais cette idée de bonheur et de progrès repose sur une illusion : superproduction industrielle, crédit quasi illimité, spéculation boursière folle provoqueront, quelques mois plus tard – le « jeudi noir » du 24 octobre 1929 –, un krach boursier qui va plonger les USA (puis toute la planète) au sein d’une crise économique et sociale sans précédent.

Dans le reste du monde, règne l’idéalisme aveugle des nations. Cinquante-sept pays condamnent la guerre comme « instrument de la politique nationale » en signant le Pacte Briand-Kellogg. Mais aucune sanction n’est prévue… En URSS, la collectivisation des terres prend effet, après l’échec de la NEP (Nouvelle Économie politique) de Lénine, qui avait rétabli une part de propriété privée et de commerce libéral. Staline élimine ses adversaires partisans de la NEP, comme Boukharine, et lance le premier plan quinquennal. Eisenstein, qui a célébré le dixième anniversaire de la révolution en réalisant Octobre l’année précédente, achève La Ligne générale, destiné à promouvoir la ligne du Parti à travers l’agriculture : le film, rebaptisé L’Ancien et le nouveau et modifié à la demande de Staline, sortira l’année suivante. Tempête sur l’Asie, où Poudovkine sauve la propagande par le souffle lyrique. Vertov illustre l’industrialisation du pays, en particulier la construction d’un barrage et d’une station hydroélectrique sur la Dniepr, dans La Onzième année. Boris Barnet fait oublier la propagande derrière la chaleureuse et plaisante critique des mœurs de la petite bourgeoisie issue de la NEP dans La Maison de la rue Troubnaia.

Alors que Benito Mussolini, qui a adhéré au Pacte Briand-Kellogg, supprime le suffrage universel, le cinéma italien ne produit plus qu’une dizaine de films (contre 220 en 1920 !)… 810 000 d’électeurs allemands votent pour le Parti national socialiste (108 000 membres), lui donnant une douzaine de représentants au Reichtag (sensiblement autant que le KPD, Parti communiste, en déclin). Les conservateurs perdent un tiers de leur électorat (6 millions de voix, 73 sièges), les sociaux-démocrates triomphent (9 millions de voix, 152 sièges). Le chômage passe pour la première fois depuis des années en dessous du million (850 000). Rien ne laisse prévoir l’accession au pouvoir d’Adolf Hitler cinq ans plus tard… Pourtant, à côté d’exercices formels d’avant-garde (Vormittagsspuck / Jeux de chapeaux, Hans Richter) et des derniers feux de l’expressionnisme (Mandragore / Alraune), le réalisme se veut radical : Le Chant du prisonnier (Heimjehr) , de Joe May, Thérèse Raquin, de Jacques Feyder, Unser tägliches Brot (Notre pain quotidien) , de Phil Jutzi. Fritz Lang montre une organisation terroriste affrontant les forces de l’ordre dans Les Espions (Spione) .

En France, où la révolution du parlant sera tardive, on évoque encore la Grande Guerre (L’Équipage, de Maurice Tourneur) et l’avant-garde reste vivace (La Chute de la Maison Usher, de Jean Epstein, La Coquille et le clergyman, de Germaine Dulac et Antonin Artaud, La Tour, de René Clair). Maldone, de Jean Grémillon, se situe entre réalisme et expérimentation, comme La Petite Marchande d’allumettes, de Jean Renoir. Mais le chef-d’œuvre incontestable est La Passion de Jeanne d’Arc, de Carl Th. Dreyer, malheureusement médiocrement accueilli.
N. S. et J. M.

Outils

Bibliographie

Mémoires, Buster keaton, Ed. Atalante, 1984. Rééd. Seuil, 1987.
Buster Keaton : l'étoile filante, Olivier Mongin, Ed. Hachette, 1995.
Le regard de Buster Keaton, Robert Benayoun, Ed. Herscher, 1995.
Buster Keaton, Michel Denis, Ed. Anthologie du cinéma, 1976.
Buster Keaton, Marcel Oms, Ed. Premier plan n°31, 1964.
Keaton et compagnie, Jean-Pierre Coursodon, coll. Cinéma d'aujourd'hui, Ed. Seghers, 1973.
Buster Keaton, Ed. Universitaires, 1964.
Numéro spécial Cahiers du cinéma n° 86.

Le Burlesque ou Morale tarte à la crème, Peter Kral, Stock, 1984.
Les Burlesques ou Parade des somnambules, Peter Kral, Stock, 1986.
Sur le cinéma, James Agee, Cahiers du cinéma, 1991.

Vidéographie

Intégrale de ses courts métrages chez Arte Vidéo DVD. (Droits réservés au cercle familial)

Web

Site en anglais sur Buster Keaton www.busterkeaton.com