Kaïro

Japon (2001)

Genre : Fantastique

Écriture cinématographique : Fiction

Archives LAAC, Lycéens et apprentis au cinéma 2005-2006

Synopsis

Sur un bateau en pleine mer, Michi se souvient… Tout commence par la pendaison de Taguchi, un collègue, et par la vue d’une trace noire se formant à l’endroit du drame. Lorsque, dans la serre où, avec le défunt, Yabé, et Junko, elle travaillait, elle visionne la disquette trouvée sur les lieux du drame, ses amis et elle y voient le visage d’un homme mystérieux.

Kawashima, un étudiant, est connecté d’office sur un site Internet dans lequel défilent d’étranges personnages, tandis qu’on lui demande s’il veut « rencontrer des fantômes ». A l’université, sa découverte intéresse une informaticienne, Harué.

Pendant ce temps, Yabé, intrigué, se rend au domicile du mort et, y trouvant un mot évoquant une « zone interdite », croit le voir : dans le même lotissement, il s’arrête devant une porte entourée d’un scotch rouge. Lorsqu’il l’ouvre, un spectre vient vers lui.

Kawashima apprend, par un ami de Harué, qu’il a découvert un site dont les morts ont pris possession, la « zone interdite » où ils sont enfermés d’ordinaire ayant envahi le « Net ».

Les événements se précipitent : Yabé se tue, laissant une trace noire derrière lui, Michi subit, avec Junko, l’assaut d’un fantôme, tandis qu’une vague de suicides contamine Tokyo. Son scepticisme n’empêche pas Kawashima de voir, lui aussi, des ectoplasmes. Il décide de quitter la ville avec Harué, mais cette dernière disparaît, après l’immobilisation du métro où ils se trouvent. Il croise alors Michi que la mort de Junko a contraint à fuir. Tous deux comprennent que, pressée par les spectres, la race humaine a choisi de se supprimer.

Prêts à partir ensemble, ils tentent d’aider Harué qui, réfugiée dans une usine désaffectée, se tue. Résistant à l’exhortation d’un fantôme, Kawashima se réfugie, avec la jeune femme, sur un bateau où ils découvrent que l’épidémie mortifère est planétaire. Bien que Michi voit son compagnon se changer, à son tour, en trace noire, elle conserve l’espoir d’avoir choisi la vie…

Générique

Titre original : Kaïro
Réalisation : Kiyoshi Kurosawa
Scénario : Kiyoshi Kurosawa
Image : Junichirô Hayashi
Lumière : Meicho Tomiyama
Direction artistique : Tomoyuki Maruo, Yoshihisa Kato
Son : Makio Ika
Montage : Junichi Kikuchi
Musique : Takefumi Haketa
Effets spéciaux : Shuji Asano
Production : Daiei / NTV / Hakuhodo-Imagica, avec Shun Shimisu, Seiji Okuda, Ken Inoue et Atsuyuki Shimoda
Distribution : Euripide Distribution
Durée : 1 h 58
Sortie à Paris : 23 mai 2001
Interprétation
Kawashima / Haruhiko Kâto
Michi / Kumiko Aso
Harué / Koyuki Karasawa
Junko / Kurume Arisaka
Yabé / Masatoshi Matsuo
Le manager / Shun Sugata
Taguchi / Kenji Mizuhashi
Le fantôme / Masayuki Shionaya
La mère de Michi / Jun Fubuki
L’étudiant / Shinji Takeda
Etudiants/Atsushi Yuki, Go Takashima
L’homme avec le sac sur la tête / Takumi Tanji
Yoshizaki / Shinji Takeda

Autour du film

S’il y a un principe de mise en scène global dans Kaïro, c’est celui qui joue sur la distance de l’objectif avec ses personnages. On ne dira jamais assez combien le cinéma moderne le plus inventif (majoritairement, le cinéma asiatique) se manifeste par sa propension à redéfinir les enjeux de son art : le film de Kurosawa nous rappelle ainsi que c’est par la mesure de l’intervalle laissé entre une caméra et l’objet qu’elle capture que se crée un regard. Le vide suggéré dans une majorité de plans (l’arrivée de Michi, puis de Yabé dans le quartier de Taguchi, l’angoisse des employés de la serre, la disparition de Yabé, par exemple) où les personnages apparaissent toujours lointainement dessinés, possède plusieurs vertus ; d’abord, et c’est essentiel, l’effet est générateur d’angoisse, car il suggère que les protagonistes sont épiés par un témoin dont nous saisissons simultanément la vision sans en découvrir le support physique. Mais y lire un automatisme, que la pratique des films exploitant le domaine du surnaturel nous a rendus familière (du tueur fou de La nuit des masques de Carpenter (1976) au fantôme de Dark Water d’Hidéo Nakata (2002), en passant par le démon intérieur de Lost Highway de Lynch (1997), combien d’œuvres dessinent leurs émissaires des ténèbres en le façonnant, d’abord, comme un iris surveillant ses proies ?), est une interprétation qui en appelle deux autres.

La première est liée au moyen par lequel les fantômes dans le film sont révélés, à savoir la Webcam (puisque c’est en branchant cette dernière et en diffusant ses productions que les internautes perçoivent leur existence) dont, tout autant que la texture numérique et la lenteur du défilement des images, la particularité se manifeste par un point de vue fixe proche de celui des vidéo-surveillance : en étendant ce principe à l’ensemble de Kaïro, Kurosawa traite d’une contagion (la vague des suicides engendrés par les apparitions spectrales) qui n’est pas uniquement une affaire de mutation physique — les corps flottants devenant des corps pleins et inversement — mais aussi et surtout d’organisation esthétique. Cette dernière se présente alors comme un travail sur la profondeur extrêmement efficace (le suicide de la femme en arrière-plan de Michi téléphonant, Taguchi découvert derrière un rideau par Michi au premier-plan) qui suggère que le dispositif de la caméra des internautes envahit celui du cinéma. Ce jeu sur l’abolition des formats engendre alors une troisième dimension, qui est la plus profonde du film : elle concerne la traduction du sentiment de solitude. Le repliement sur soi et l’isolement maladif secrété par les nouvelles technologies (voir rubrique Pistes de travail), outre qu’ils sont ici littéralement désignés comme processus mortifère, s’incarnent par une configuration filmique où les sujets ne se coordonnent plus les uns par rapport aux autres mais bien, seuls face à une machine qui, en les capturant, les renvoie à eux-mêmes. Ce caractère étouffant, renforcé par le dépouillement de décors à l’amplitude exponentielle, puisque, des chambres particulières, on arrive, au final, via les rues de Tokyo, à la terre entière, identifie alors la menace qui pèse sur les « héros » à leur propre dénuement existentiel. L’absence de tout contact charnel (à l’exception des deux « héros » du film) chez les personnages, le jeu d’acteurs tourné vers les seuls registres de l’atonie et de l’effroi, la prédominance de cadres dans le cadre (les écrans d’ordinateur, mais aussi les fenêtres derrière lesquelles on voit Michi et ses collègues travailler, le décor même de la serre, ou les portes entourées de ruban rouge) renforcent durablement cette impression d’assister au travail même de l’anéantissement de toute forme de vie (sociale, affective, sexuelle). On comprend alors l’enjeu d’une œuvre aussi troublante et singulière : réussir à rendre tangible le néant sous la forme du mouvement dont Heidegger (dans Qu’est-ce que la métaphysique ?, Nathan, 1985 (première édition: 1935), p. 55).a donné la clef, celui d’une répulsion systématique du sujet devenant progressivement étranger à lui-même, en constatant l’ébranlement de tous ses repères. Les tâches sombres qui, ici, révèlent le résultat de ces dissolutions, sont le pur produit d’un anéantissement auquel les techniques modernes ont fourni un support privilégié. Et le cinéma ? A l’instar du dernier plan du film — un bateau esseulé sur une mer immense —, il doit chercher d’autres territoires où s’implanter.

Pistes de travail

Un film aussi riche que celui-ci requiert l’avantage de pouvoir sensibiliser les élèves à la forme cinématographique : c’est, en effet, le traitement spécifique de chaque plan et du montage qui donnent à Kaïro son étrangeté constitutive, c’est-à-dire génèrent l’impression de malaise que procure la sensation de voir progressivement la mort agir comme processus, et non pas simplement comme terme (ce qui est le cas de la majorité des films d’épouvante). De ce fait, on pourra s’engager dans une voie résolument esthétique en repérant les plans (ils sont majoritaires) jouant sur l’impression de vide laissé par une large surface entre le bord de l’écran et sa terminaison, soit qu’il y ait institution, aux deux pôles, de personnages (Michi et Junko dans les scènes précédant la disparition de la deuxième ; Michi et Taguchi au début du film ; Yabé et le spectre, etc…), soit qu’il n’y en ait pas, auquel cas, c’est la position du sujet filmé en profondeur qui doit occuper le questionnement (pourquoi une telle distance dans des vues comme celle où Michi, puis Yabé — les cadrages sont identiques — arrivent sur les lieux de résidence de Taguchi, celle dans laquelle Kawashima cherche Harué en sortant du métro arrêté, ou encore celle au cours de laquelle Junko, Yabé et Michi prennent un verre après la découverte du suicide de Taguchi ?). On comparera alors ces exemples de pellicule avec ceux qui sont fabriqués en numérique, intégrés à la fiction par leur appartenance à Internet : ces produits typiques de la Webcam (cadre fixe, image dont la cadence est ralentie et la texture hybride) sont la matrice de l’œuvre qui en étend ensuite le principe sur son ensemble en y ajoutant, bien évidemment, la mobilité des cadrages, mais en conservant cette impression que tout est vu par un œil toujours à distance respectable de ce qu’il capture. On parlera alors, en faisant référence au contenu narratif, de contagion d’un régime de clichés sur l’autre, en engageant une possible réflexion sur la sensation que procurent de tels choix, celle de solitude étant la première fournie par l’isolement que subissent les protagonistes.

C’est cela le fond thématique de Kaïro : les médiums modernes (on peut y rajouter les téléphones portables qui, jamais, dans le film, n’inaugurent de véritables conversations) y révèlent un monde où l’écart qui se creuse entre les hommes engendre un espace de mort, les corps devenant des taches sombres et les images, identifiées comme telles (ralenti ou saccades de la démarche, effets de flou, voire tremblements des contours), finissant par se métamorphoser en corps (voir Kawashima étonné de mesurer le volume du fantôme qui vient lui parler). Ce processus de dévitalisation qui, de l’arrière-plan de chacun, finit par envahir la globalité de tous (à l’image d’un récit qui, véritablement, encadre ses bornes inaugurales et terminales de vision post-apocalyptique), peut être vu, si l’on tient à un versant socioculturel, comme une métaphore de la destruction massive et lente provoquée par les bombes atomiques qui ont défiguré le Japon (la vue des corps calcinés à la fin intervient comme un rappel figuratif), mais, plus généralement, consigne une parabole universelle.

C’est là que l’on peut tirer parti d’une véritable difficulté de lecture du film liée à son montage : souvent, Kurosawa joue sur les analogies visuelles de ses personnages et des gestes qu’ils effectuent pour brouiller le regard du spectateur qui a parfois du mal à identifier clairement l’identité de ceux qu’il voit sur l’écran (le directeur qui ferme sa fenêtre avec le scotch rouge ressemble à celui qui, dans le récit de Yoshizaki, est donné comme le premier homme à avoir constaté l’intrusion des ectoplasmes) ou à les positionner clairement dans le temps diégétique (souvent, les changements d’habit de Michi et d’Harué signalent que, d’un plan à l’autre, une ellipse a eu lieu, mais, à la première vision, étant juste sensible à la transformation vestimentaire, on a l’impression que les personnages se sont substitués l’un à l’autre). Cette organisation d’un espace filmique complexe n’est pas pour rien dans l’idée d’une décomposition globale de l’humanité où même les traits distinctifs d’une personne sont menacés de dissolution.

En montrant ce processus à l’œuvre, Kaïro nous fait envisager le surnaturel comme simple prolongement de l’effacement du naturel : loin d’être des monstres, ses fantômes sont déjà tapis dans des chrysalides d’humanité vacillante.

Fiche réalisée par Philippe Ortoli
1er septembre 2005

Expériences

Vingt-quatrième film d’un cinéaste de 45 ans (mais troisième à bénéficier d’une sortie en salles françaises, si l’on excepte la rétrospective exceptionnelle dont Kurosawa a bénéficié à la Cinémathèque en 1999) découvert en 1997 avec un polar désespéré, Cure, Kaïro est, comme beaucoup d’œuvres du cinéaste, un film appartenant à un genre populaire japonais, s’inscrivant dans le sillage d’un de ses plus gros succès commerciaux. Le film travaille donc sur des codes déjà éprouvés par une trilogie à valeur de modèle : en 1998, le succès de Ring d’Hidéo Nakata et de ses suites (Ring 2 en 1999, toujours de Nakata, et Ring 0 de Norio Tsuruta, en 2000) qui s’inspirent d’un manga, a remis au goût du jour une catégorie filmique, le « Yurei eiga » ou « bake mono eiga », très prisé des Japonais, grands amateurs de surnaturel s’il en est, qui puise son inspiration dans les contes fantastiques chinois (les Kwaidan) dont il est le démarquage (à Honk-Kong, d’ailleurs, son regain commercial est venu bien plus tôt, en 1989, avec le légendaire Histoires de fantômes chinois de Tony Ching Siu Ting). L’apport principal de Ring (outre le fait qu’il révéle un grand cinéaste désormais parti pour les Etats-Unis réaliser des remake de ses films) consiste à mêler l’archaïsme des histoires de revenants à la technologie moderne (c’est par une cassette vidéo maudite que le spectre s’y déplace) des moyens de communication, tout en prenant comme univers celui des adolescents. La brèche n’est d’ailleurs pas près d’être comblée, puisqu’au récent festival du film fantastique de Gérardmer, triomphe a été fait à One missed Call de Takoshi Miiké où c’est par téléphone portable que se propage la terreur.

Produit par une cohorte de jeunes producteurs indépendants japonais au rythme stakhanoviste, c’est dans ce sillage que Kaïro se situe et, si certains critiques ont cru y voir un rapprochement avec une stylistique antonionienne dans la peinture d’une ultramodene solitude, cette dernière résulte, avant tout, d’une thématique profondément liée au genre d’origine du film. Par ailleurs, son originalité est qu’il combine l’épouvante traditionnelle au domaine de la science-fiction, puisque le dérèglement qu’il peint est bien lié à l’évolution scientifique appliquée aux moyens de télécommunication : le titre évoque un circuit électrique qui se met en marche sans l’intervention de l’homme et c’est par cette vision quasi-autistique d’Internet que le film donne un bien sombre point de vue sur ce que d’aucuns nomment le progrès. De fait, son ancrage dans un univers adolescent, s’il est, au départ, un élément interne au genre (et à sa rentabilité puisqu’on le sait, les jeunes gens sont la cible principale du marché de l’audiovisuel), peut être perçu comme un cri d’alarme sur une génération mort-née (les Otaku, comme on appelle au japon la génération informatique). Là aussi se situe sa position singulière : adapter les règles d’une catégorie surcodée de manière, en élargissant ses frontières, à se définir soi-même. Car, Kurosawa, ici, s’il rend les zombies métaphysiques, étend aussi sa thématique coutumière de l’absence de mémoire et d’horizon au centre d’un cinéma d’action essentiellement béhavioriste jusqu’au bout de sa logique : le mythe de la fin du monde qu’il récupère in fine est de cet ordre. En ce sens, Kaïro a demandé un tournage singulier, dans la mesure où il fallait que le monde du film (entièrement tourné en extérieurs) se mette au diapason de l’esseulement qui est le fondement de son histoire : très peu d’effets numériques ont été utilisés, le cinéaste ayant trouvé dans des heures (très tôt ou très tard) et des jours particuliers (les fériés) les moyens de rendre son Tokyo parfaitement désertique.

Découvert en Europe au festival de Locarno (2000) et de Rotterdam (2001), présenté à Cannes dans la section « Un certain regard » en mai 2001 où il obtient le prix de la Critique Internationale, Kaïro a bénéficié d’un succès critique assez unanime, son pendant public étant nettement plus modeste, très inférieur aux résultats de Ring. Cela n’a pas empêché les Américains d’en acheter les droits (Wes Craven, le réalisateur des Scream et du premier et sixième volet de la série des Freddy, en dirigera le remake bientôt sur les écrans) : Kurosawa, pour sa part, est reparti butiner ses fleurs vénéneuses dans Bright the Future qui, tourné en numérique, fait d’une méduse vénéneuse sa principale figure…

Outils

Bibliographie

Kaïro, Kurosawa Kyoshi, Edition Philippe Picquier, 2002 ou Poche, 2004 (roman, inspiré du film, écrit par Kyoshi Kurosawa, traduit par Karine Chesneau).

Web

abc le france, (extraits d’articles de presse sur le film).
cinemasie, (beaucoup d’avis d’internautes, certains éclairés…)
yozone, (site consacré au fantastique et à la science-fiction, éventuellement à consulter pour effectuer des recoupements).