Homme de la plaine (L’)

États-Unis (1955)

Genre : Western

Écriture cinématographique : Fiction

Enseignement obligatoire 2004-2005

Synopsis

Ce n’est pas le seul transport de quelques barils de marchandises, livrés à Barbara Waggoman pour son commerce, qui motive l’arrivée du capitaine Will Lockhart à Coronado. En effet, la région a vu le massacre de son frère et de son bataillon par des Apaches armés de fusils et il n’aura de cesse de confondre celui qui a ainsi fourni les winchesters aux Indiens. Alors qu’avec ses hommes, le militaire charge ses chevaux de sel, surgissent ceux qui se disent propriétaires de la précieuse denrée avec, à leur tête, Dave Waggoman, fils d’Alec (et cousin de Barbara) qui règne sur l’ensemble du pays. Tuant leurs mules, brûlant leurs chariots, molestant Lockhard, les cow-boys ne cessent leurs violences qu’avec l’arrivée de Vic Hansbro, contremaître, qui, visiblement, possède un pouvoir important sur Dave. Il conseille à Will de quitter la région mais ce dernier ne l’entend pas ainsi : après avoir rossé le fils Waggoman, provoquant une bagarre en ville avec Vic, le militaire fait la connaissance de son père, Alec, qui, l’indemnisant pour les pertes causées par ses hommes, le somme de partir. Il l’a, en effet, aperçu en rêve venir à son ranch pour abattre son fils. Mais Lockhart ne croit pas aux songes prémonitoires : menant son enquête tout en courtisant discrètement Barbara dont il découvre qu’elle est la promise de Vic, il échappe de justesse à l’agression d’un tueur, Boldt, peu après, trouvé assassiné. Pour éviter la prison de ce meurtre qu’on lui impute, le capitaine accepte l’offre de Kate Canaday, la seule éleveur à ne pas appartenir à Alec Waggoman dont elle a été la maîtresse : devenir son contremaître en échange du versement de la caution. C’est en ramenant le troupeau de sa patronne que Will retrouve Dave qui, pour se venger d’une nouvelle attaque, lui tire à bout portant dans la main. Peu après, le jeune Waggoman rejoint Vic avec qui il s’avère vendre des armes aux Indiens : ne supportant plus le joug de celui qu’il accuse de voler l’affection de son père, il tente de l’abattre, mais Vic est plus rapide. Lockhart, accusé du meurtre, subit l’attaque d’Alec persuadé que son rêve s’est réalisé : mais la cécité dont souffre le vieil homme l’empêche d’atteindre sa cible. Aveugle mais lucide, il comprend alors à quelle rapine se livraient son contremaître et son rejeton : pour éviter le pire, Hansbro tente de l’occire, mais le vieil homme survit et, soigné par Kate, dit la vérité à Will. Ce dernier, comprenant qu’il tient là le responsable de l’assassinat de son cadet (probablement commanditaire et assassin de Boldt), poursuit alors Vic et le force à détruire son chargement de fusils, laissant les Indiens, furieux d’avoir été volés, le cribler de flèches. Sa mission accomplie, le militaire repart vers Fort-Laramie, en espérant que Barbara le rejoigne, peut-être, un jour.

Distribution

L’homme de la plaine fonctionne selon un schéma-clef du western à savoir l’élément allogène surgissant au sein d’un environnement homogène pour le bouleverser. On pourrait le résumer ainsi : un sujet (Will Lockhart) cherche un objet (découvrir le coupable d’un méfait) et, en ce sens, est contrecarré (Waggoman, Boldt) et aidé par divers actants (Kate, Waggoman, Charley). Traditionnellement, cette structure narrative rétablit un équilibre (la justice), qui en permet d’autres (les retrouvailles Alec-Kate), mais consacre aussi une restauration plus cruciale, celle du statut erratique du héros ne vivant que pour et par sa mission à l’issue de laquelle il repart. S’il y a une dimension tragique au film, c’est sûrement dans la prise en compte de cette boucle-là.

Will Lochart est, donc, le sujet principal du film au sens où c’est lui qui amène l’action principale à s’effectuer et, plus profondément, lui qui, par son attitude (prendre du sel ou interroger un prêtre), révèle la vérité d’une apparence (Coronado). En témoigne d’ailleurs les premiers plans qui le découvrent : après qu’un convoi ait déplacé poussière et rocaille en traversant le champ et qu’on ait pu apercevoir quelques hommes, une silhouette rectiligne se plante face à la caméra. Que cherche-t-il? Que veut-il? Simplement éclairer le paysage, y trouver du sens : on le voit alors, à pieds, se frayer un chemin dans le désert puis un léger travelling latéral l’immobilise en plan moyen devant un charnier où il prend un Stetson de soldat et se recueille rapidement, avant qu’un panoramique circulaire, partant de sa douloureuse incompréhension ne balaie les sommets l’entourant pour revenir sur lui de trois-quart dos. Le gros plan sur son visage trahit alors une volonté : cette enceinte montagneuse devra livrer son secret, cette tombe recueillir son explication. Comme le soulignent ses image, Lockhart investir un décor dont il révélera la pourriture en tentant d’en découvrir les raisons. Tout le film durant, il sera l’intrus de plans qui semblent fermés sur eux mêmes (l’arrivée dans le magasin de Barbara avec l’amorce de la main de l’Indien menaçant, l’église dans laquelle il pénètre, l’enclos où aura lieu sa longue bagarre avec Hansbro). Allégorie du mythe du défricheur qui soumet un paysage à ses visées? Nul expansionnisme ne dirige Lockhart, homme sans étoile s’il en est (ne dit-il pas appartenir à la région où il est quand on l’interroge sur ses origines?), simplement le souci d’une connaissance globale (celle de l’espace, c’est-à-dire de la totalisation des lieux en un ensemble homogène). Ce souci est foncièrement déstabilisateur pour l’univers déjà clos, déjà nanti de règles qui sont celles du despotisme (Waggoman comme centre et exercice du pouvoir), car il implique de traverser les apparences. En ce sens, Will est une figure du film policier égarée dans l’Ouest, un véhicule d’accession à la vérité, même si cette dernière se trouvera sans lui (Hansbro se trahit tout seul): il n’empêche. Sa seule présence suffit à rappeler la sauvagerie sous le vernis civilisateur : une fois encore (après L’appât, somme masochiste des autres westerns du duo), la figure stewartienne subit violences et humiliations (on le rosse, le traîne à terre, lui tire dans la main) afin de parvenir à ses fins. Cette brutalité a pour effet de restaurer la sauvagerie du désert alentour au sein du prétendu jardin : Lockhart restitue l’échelle minérale au paysage sous la forme des plaies que son corps reçoit. Ce n’est d’ailleurs pas un simple refus humaniste qui le fait, à la fin, renoncer à sa vengeance : en laissant les Apaches abattre Hansbro, il offre ce dernier comme victime expiatoire à une Nature qui pourra, peut-être en retour, bénir de manière favorable le territoire expurgé de sa faute. La création de Will, à la fois déterminée (à cet égard le travelling qui suit, à quelques mètres devant lui, son avancée vers Dave quand il souhaite le frapper traduit, physiquement, la farouche volonté du personnage) et fragile (son regard devant la tombe de son frère et ses blessures) est d’autant plus forte qu’elle bénéficie du pouvoir de prévisibilité de James Stewart : dans sa silhouette raide plantée devant les hommes de main de Waggoman, mais aussi devant le shérif ou Hansbro, énonçant la justice qu’il porte par sa simple allure, on retrouve des échos de tous ses personnages d’idéaliste naïf et convaincu (chez Capra, La vie est belle, 1946, mais aussi chez Hathaway, Appelez Nord 777, 1947 ou Ludwig(Le dernier gangster, 1936), confronté à des univers toujours plus belliqueux. L’anti-héros gauche et lunaire qu’a cristallisé Stewart apporte cette fragilité physique qui donne à Lockhart son humanité fondamentale (la scène où on lui tire dans la main est, en ce sens, magistrale). Ce qui resurgit, dans ces séquences-là (car Lockhart, comme tout héros mannien, est un homme qui souffre), c’est la violence d’un univers dans laquelle la figure de Stewart est inadaptée : sous la forme de handicaps physiques (les vertiges dont souffre le policier de Sueurs froides d’Hitchcock, 1958), de blessures physiques (les autres westerns manniens), voire morales (la mensonge sur lequel bâtit sa carrière le sénateur de L’homme qui tua Liberty Valance, de Ford, 1962), elle ne cesse de lui infliger ses stigmates. L’homme de la plaine propose donc un héros qui subit souvent plus qu’il n’agit et qui, par le fait, devient le révélateur d’un espace de destruction qu’il choisit d’éprouver. Par le fait, son départ final (même si, tradition westernienne oblige, s’énonce une possible union future avec Barbara Waggoman) consigne aussi le retour au sein de cette vastitude cruelle à laquelle il appartient.

Vic Hansbro
Sa première apparition est celle d’un héros : alors que Lockhart se fait tabasser, tel un deus ex machina, le plan moyen qui l’isole, chevauchant, suffit à arrêter la pénible scène d’humiliation. Hansbro est l’homme qui veille sur les microcosmes placés sous sa responsabilité : ainsi, le voit-on quasiment toujours surgir de l’extérieur pour pénétrer à l’intérieur du lieu où se joue l’action. Cette constante tisse, d’ailleurs, un lien avec Lockhart, puisque, comme lui, il est un homme effectuant la relation entre espace ouvert (la nature sauvage où il vend ses armes aux Indiens) et lieux clos (église, magasin de Barbara, ranch et même le corral où il se bat avec Will). La différence, évidente, est que, alors que le héros stewartien n’aspire qu’à la vie à ciel ouvert (il refuse les offres de travail de Waggoman et n’accepte celle de Kate que sous la contrainte), Vic, lui, désire avoir sa place dans l’échelle sociale. Et ce qui est gage de force pour l’un devient tourment pour l’autre : chaque fois qu’il provient ainsi des monts alentours (avec le cadavre de Dave, sans doute le plan qui résume le mieux le personnage), Vic incarne physiquement le décalage qui existe entre ses origines et ses aspirations. Régulièrement rappelée par les Waggoman (Alec et Dave), cette distance qui en fait un paria (il n’est qu’un contremaître) définit son aspect tragique, condamné à rester sur le pas de la porte de ses ambitions (dans lesquelles se tient le mariage avec Barbara). Néanmoins, ce qui le précipitera vers la mort est, moins la trahison envers l’emblème de cette réussite désirée que celle des valeurs naturelles : vendant des armes aux Amérindiens (introduisant donc une corruption dans l’évidence primitive), c’est naturellement qu’il sera puni par eux, châtiment intimé par Lockhart, autre représentant de cet ordre. Un personnage d’une telle complexité bénéficie des traits et du regard fiévreux d’Arthur Kennedy, brillant comédien régulièrement promis aux seconds rôles qui s’est fait une spécialité des personnages à la psychologie houleuse. Quand il tourne L’homme de la plaine, l’acteur a déjà illuminé un autre western du duo Mann-Stewart, Les affameurs où il personnifiait la trouble figure d’un hors-la-loi déchiré par des aspirations contradictoires finissant par se dresser contre son ancien ami, Stewart. Mais l’on peut dire que, toute sa carrière (et fidèle en cela à une certaine tradition du méchant hollywoodien, Ryan, Mason, Sanders), Kennedy s’est spécialisé dans ces rôles instables, interprété avec une intensité expressive qui lui vient du théâtre (il joua longtemps Shakespeare), et, principalement, dans les westerns (L’ange des maudits de Lang, 1952, ou La charge fantastique de Walsh, 1942) où il introduit une fêlure dans laquelle vont s’engouffrer bon nombre d’acteurs modernes.

Alec Waggoman
Cette figure patriarcale et féodale stigmatise un des plus fameux archétypes du western (fondé sur des personnages historiques), à savoir l’empereur des prairies ou “ Cattle-Baron”, soit le capitaliste originel ayant constitué son pouvoir sur le bétail et dont le domaine représente la première territorialisation de l’espace naturel (la ville, puis l’Etat seront ses prolongements). En tant qu’originaire des temps reculés (Waggoman rappelle fréquemment qu’il a dû agir rudement et son respect des Amérindiens, comme propriétaires antérieurs de sa terre), cette version américaine de nos seigneurs européens possède le goût de la sauvagerie (il n’hésitera pas à tirer sur Lockhart) et la croyance en une justice individuelle plus importante que la civile. En cela, Alec fait suite à une longue tradition de tyrans westerniens (dont le plus fameux demeure celui campé par Lionel Barrymore dans Duel au soleil de Vidor, 1947) qui allait trouver en John Wayne vieillissant sa tentative de légitimité restaurée (de Big Jake, Sherman, 1971 à Chisum, Mc Laglen, 1970,). Dans L’homme de la plaine, tous les plans le présentent comme l’homme qui règne et ce, dès son première apparition (à l’issue de la bagarre Will-Vic) où sa voix envahit le champ du pugilat : le détail fondamental de sa construction demeure, dans la salle de son coffre-fort, la constante ouverture, via la fenêtre, sur les grands espaces qu’il a domptés : Alec tire son pouvoir (et sa légitimité puisque Mann lui assure un capital de sympathie certain) de la bénédiction du iWilderness alentour. Beaucoup de critiques on cité, à propos de ce film, et ce sur les indications de Mann, Le roi Lear dont on retrouverait les traces dans les rapports entre Waggoman et ses proches : sans aller jusqu’à cette référence (puisque Mann sauve son personnage et lui offre même une rédemption amoureuse), disons que les gros plans inquiets sur le visage d’Alec indiquent une forme d’angoisse, traduite physiquement par son aveuglement, celle de la destruction (de son fils et, plus profondément, de son royaume). C’est qu’il est aussi le garant d’une certaine filiation entre nature et civilisation dont la mission de Lockhart saura révéler l’injustice et restaurer la pureté (notamment en lui permettant de convoler, in extremis, avec Kate). Le choix de Donald Crisp, acteur fordien par excellence, dont l’inoubliable prestation en père mineur sacrifié de Qu’elle était verte, ma vallée,,1941, demeure le sommet, est judicieux tant, dans fermeté de ses traits et la dureté de son physique, se lisent les traces d’un passé que l’on suppose épique. Cette intimation est d’ailleurs largement favorisée par la vie artistique de Crisp, pionnier d’un cinéma primitif (il a joué dans les grands Griffith, a réalisé un film avec Keaton) dans lequel sa grande silhouette d’ancien militaire est connue des spectateurs depuis 1910!

Dave Waggoman
Personnage faible, violent et torturé, le jeune Waggoman appartient à toute une tradition des “ méchants ” hollywoodiens, caractérisés par un surjeu frénétique (ce que l’on appelle l’ ”Overplaying”) en adéquation avec une personnalité nerveusement vacillante. C’est aussi la représentation (à peine caricaturale) d’un Oedipe mal résolu dans la lignée de certains westerns à vocation psychanalytiques des années 50 (qui culminera dans Le gaucher de Penn, 1957). Comédien westernien de second plan (il sera le frère de Reagan dans Quand parle la poudre de Juran, 1957, sympathique série b), Nichol tisse, de distorsions en débordements, une figure agitée.

Générique

Titre original : The Man from Laramie
Réalisateur : Anthony Mann
Producteur : Willam Goetz pour la Columbia
Scénario : Philip Yordan et Frank Burt, d’après l’histoire de Thomas T.Flynn, parue dans le Saturday Evening Post
Chef-opérateur : Charles Lang (Technicolor-Cinemascope)
Direction artistique : Cary Odell
Décors : James Crowe
Montage : Willam Lyon
Musique : George Duning, chanson The Man from Laramie de Lester Lee et Ned Washington
Assistant-réalisateur : Willam Holland
Conseiller-couleur : Henri Jaffa
Durée : 104 mn
Distribution : Columbia
Interprétation :
Will Lockhart / James Stewart
Vic Hansbro / Arthur Kennedy
Alec Waggoman / Donald Crisp
Barbara Waggoman / Cathy O’Donnel
Dave Waggoman / Alex Nicol
Kate Canaday / Aline MacMahon
Charley O’Leary / Wallace Ford
Chris Boldt / Jack Elam
Frank Darrah / John War Eagle
Tom Quigby / James Millican
Fritz / Greeg Barton
Spud Oxton / Boyd Stockman
Le padre / Frank de Kova
Le docteur / Eddy Waller
Les muletiers / Frank Cordell, Jack Carry, Willam Catching, frosty Rayse

Autour du film

L’homme de la plaine apparaît, sous la plume d’André Bazin qui lui a consacré quelques articles dans les Cahiers du cinéma n°55, janvier 1956, dans Art de décembre 1960, dans Radio Cinéma Télévision du 8.12.1957, au gré, sans doute, des ressorties du film), comme l’illustration d’une politique qui lui est chère. Si le genre est loué par le critique pour la simplicité avec laquelle il témoigne d’une vocation épique du cinéma, nul doute que le film de Mann lui semble être un cheval de bataille contre ceux qui considèrent le western comme mineur, par son anti-intellectualisme. C’est que, dans les années 50, fleurissent ce que Bazin nomme les sur-westerns, dont le prototype reste Le train sifflera trois fois de Zinnemann, 1952, et qui témoignent d’une volonté de faire évoluer le genre sur des sentiers plus riches et complexes que ceux de la simple objectivation de sentiments grandioses s’ébrouant dans des paysages qui ne le sont pas moins. En ce sens, et on retrouve la même attitude sous la plume de Truffaut (Arts du 7 décembre 1955) quand il écrit que “ Mann semble s’être donné pour but de porter à la perfection ce genre fondamental du cinéma Hollywoodien ; le “ western traditionnel ”), L’homme de la plaine devient le fer de lance d’une vision exaltée. Le critique déploie dans ses notes un lyrisme qui ne dépare pas de l’œuvre qu’il évoque : “ Cette miscibilité des éléments et des couleurs est comme le gage de la tendresse secrète que garderait la nature pour l’homme jusqu’en ses plus rudes épreuves saisonnières”, Les Cahiers du cinéma) ou “ Au contraire, l’écran large ne lui sert qu’à faire vibrer l’espace autour de l’homme, à montrer l’air, Radio Cinéma-Télévision. Cette quête d’une essence primitive, que Mann incarnerait à la perfection, s’oppose alors à ceux qui tentent de se servir du genre pour proposer des thèses qui seraient extérieures à son catalogue définitoire. Avec le recul, ce type d’attitudes, s’il témoigne d’un vrai sens du discours esthétique (chaque film sert à parler d’une conception du cinéma, ici celle d’un art qui retrouve la réalité de la chose qu’il filme), est néanmoins extrêmement contestable. Le film de Mann, ne serait-ce que dans la peinture des rapports Vic-Alec-Dave, introduit une volonté psychologisante très éloignée de la rude catégorisation primitive (et soupçonnable de chercher à gagner un public plus raffinée que celui qui se réjouit de simples cavalcades) : il n’en demeure pas moins qu’en ce qui concerne l’art mannien (celui de parvenir, en un plan, à exprimer un sentiment), on a jamais aussi bien tenté de comprendre en quoi tenait l’évidence de ce cinéma américain d’une époque révolue.
Examinons ce souci d’évidence : un générique, un fond de segment brisé sur lequel se suivent de petits figures à égale distance l’un de l’autre : on songe à une route, à une chaîne montagneuse, voire à une cicatrice aux points de repère réguliers. Quand arrive le premier plan( fixe sur un chariot qui traverse longitudinalement un paysage rocailleux), on a l’impression qu’il a repris, avec ses valeurs analogiques, le motif dessiné de son image précédente : tout le film sera placé sous le signe de ce tracé et de ses excroissances. En prenant un sens, une forme (fut-elle sinusoïdale), la ligne éclaire la surface neutre où elle (d)écrit sa trajectoire et relie des points qui deviennent de petites figures closes : le western n’a jamais cessé de parler de cette ligne, d’en peindre la continuité (sa Frontière…), la souillure aussi, puisqu’en advenant, elle condamne irrémédiablement l’étendue naturelle à n’être plus que décor alentour. L’homme de la plaine décrit un Ouest en train de muter de manière inexorable : même si l’éclaireur Charles O’Leary (admirable Wallace Ford!) ou le capitaine Lockhart, en sa recherche vengeresse, peuvent encore bénéficier de plans d’ensemble qui les mêlent à la prairie ou aux sommets ombragés, ils savent que ces derniers reculent pour laisser place à des formats plus resserrés (le corral empli de bestiaux, le bureau de Waggoman, la cellule du shérif, la demeure de Kate) : symptomatiquement, le vieil Alec (qui dit posséder tout le pays à trois jours de cheval) déclare qu’il n y a point de cachette qu’il ne connaisse! La vastitude, en ayant vu sa surface circonscrite par l’avancée des hommes (Waggoman a construit son empire en le défrichant), a été percée à jour. Pour autant, il ne faudrait pas croire qu’elle a cessé d’étendre sa présence : tel un choeur antique, elle contient toujours l’action entre les murailles de sa sauvagerie naturelle (la mort de Vic en est une preuve ultime), sauvagerie qu’elle manifeste de manière brutale, quasi spontanée (une marque du traitement mannien de la violence), sous la forme d’une main que l’on troue d’une balle, d’un abattage de mules, voire d’un aveugle tirant quasiment à bout portant sur l’homme qu’il ne parvient plus à voir. Il appartient au héros stewartien de restaurer cette dimension cruelle, d’abord parce que c’est la clef de son histoire (son cadet a été abattu), ensuite parce qu’en tant que porteur de ses valeurs (il est l’homme de la route), il se doit d’en garantir leur application. Or, la vente d’armes aux Indiens est le signe d’une corruption qui entraînera toutes les autres (sa mutilation, la mort du fils, l’agression contre le père) et dont la punition seule sera à même de restaurer l’ordre qu’elle a troublé. En cela, le film de Mann regorge de séquences où c’est par son arrivée même, en un raccord de regard, de geste, voire par l’inscription même dans la profondeur ou l’amorce d’une présence en avant-plan, que Lockhart donne à voir le champ dans une totalité que son installation initiale ne laissait pas présager : ce découvrement (les cavaliers dans les salines, l’Indien dans le magasin, la tombe dans le désert) n’est pas simple attribut héroïque, mais bien programme d’action. L’homme de la plaine est un film où l’on ouvre l’espace, où on cherche à voir de quoi il est fait afin de le remettre en adéquation avec la nature qui l’entoure : ce faisant, par cette intrusion d’une figure qui est, somme toute, celle de l’enquêteur du polar, on y restaure un classicisme (ce qui correspond aussi à l’élimination de Dave et de Vic, les deux personnages les plus modernes du film car complexes et dominés, surtout pour le rejeton Waggoman, par des tourments psychanalytiquement exposables) qui, autrefois, chez Mann, se lisait dans l’évidence. Par ailleurs, en restant rivé à sa seule mission (même si la relation embryonnaire avec Barbara n’est pas condamnée), Lockhart dévoile un aspect mécanique qui problématise une constante que le western crépusculaire (celui de Peckinpah, de Leone ou d’Eastwood) ne va cesser de creuser : où aller quand tout est construit? Où se perdre quand tout est trouvé? Il y a ici un arrière-goût de fin de mythe dans le départ final de Will qui est pour beaucoup dans l’irrémédiable mélancolie du film.

Pistes de travail

  • L’homme de la plaine est-il un western classique ?
    La réponse peut sembler évidente, tant la période du film (les années 50, années fastes pour le western, en qualité et quantité (347 tournés entre 50 et 52) est celle que l’on évoque d’ordinaire comme participant encore du classicisme hollywoodien. Tout dépend ce qu’on entend par ces termes et il serait bon de les interroger : sur des critères historiques, ils sont liés à l’ère de la suprématie des Studios américains, dont les méthodes de travail (qu’on dit être celles de n’importe quelle industrie efficace) ont créé un style standard, avant le démembrement de ces derniers (pour cause de monopole absolu, vers 1955) et l’avènement des multinationales. Sur des critères plus ouvertement esthétiques, ils concernent le respect à une norme valable pour le plus grand nombre (linéarité du récit et représentation analogique) : là encore, la conduite de l’histoire par Mann l’apparente tout à fait à cette définition. Définition que l’on retrouve d’un point de vue plus métaphysique quand on voit dans le classicisme (et pas simplement hollywoodien) l’union entre le monde et l’homme, l’ère des réponses, la certitude affichée d’une évidence : lorsque Will chevauche, en quelques surimpressions de plans d’ensemble vers Vic qu’il sait être le meurtrier de son frère, le ciel et les montagnes sont au diapason de son esprit : noir et violet (le tourment et la colère), déchiré de pourpres stries (le sang qui inonde l’oeil de haine), puis ocre et glacé comme les escarpements de plus en plus aigus (la froide détermination). Comme on l’a si souvent dit (et Bazin mieux que d’autres), les éléments sont ici à l’unisson de l’homme. Sur ces points, L’homme de la plaine est, donc, bien un western classique et il serait intéressant d’en analyser une scène pour montrer combien la caméra et le montage sont toujours au service d’une lisibilité immédiate de l’action, aussi bien extérieure (l’arrivée des Amérindiens pendant le dénouement) qu’intérieure (la plongée qui, surplombant Alec après l’enterrement, donne de son passage au milieu de ses hommes le point de vue du Destin sur celui qui va se précipiter dans ses mailles).
  • Que nous apprend L’homme de la plaine sur la notion de genre ?
    En premier lieu, il nous faut rappeler que la notion de genre est empirique, qu’elle se construit au vu et au regroupement d’un certain nombre de productions possédant des traits communs suffisamment affirmés pour se voir enrôlés sous une même bannière, le travail consistant ensuite à chercher les éléments constants derrière les changements afin de bâtir la structure du genre, ses règles immuables. A l’intérieur de ces dernières (qui font, par exemple, qu’un western ne peut se dérouler dans le sud de la France), s’érigent et se métamorphosent des séries de traits qui constituent les paramètres mouvants. Ce sont eux qui établissent la survie d’un genre par leur nécessaire transformation (sinon, il radote et finit par mourir sous le poids des automatismes) : en cela, on ne peut le saisir qu’historiquement, car il est ce qu’on croit qu’il est à un moment donné. L’intérêt de L’homme de la plaine est alors de constater combien ces changements nécessaires peuvent prendre la forme de greffe, des données d’une autre catégorie venant se combiner à celles d’une première. Un méfait, une énigme, un enquêteur, quelques suspects potentiels, des agressions mystérieuses, un milieu aisé qui semble abriter de noirs tourments : c’est au film policier que le film de Mann emprunte (sur ce type de données, on retrouve une figure qui, de Chandler à Simenon, s’est vue constamment reconduite). Qui plus est, au film policier des années 50, époque de l’arrivée, sur les écrans, de délinquants juvéniles agités et psychologiquement instables comme coupables, voire malades potentiellement amendables ou destructibles auquel le jeune Waggoman, avec son jeu survolté et ses grimaces haineuses peut faire penser (la matrice en serait L’équipée sauvage de Benedek, 1951). L’intérêt de ce type de mélange est qu’il autorise un élargissement du genre majeur : en se référant à un style urbain et criminel, l’intrigue de l’œuvre mannienne claironne la mutation du western vers les ambiances closes et les perversions modernes. Le genre s’y dévoile donc comme autorisant et même prônant la perméabilité de ses frontières.
  • L’homme de la plaine est-il tragique ?
    Sans doute cet attribut est-il celui qui vient le plus facilement à l’esprit quand on évoque le film de Mann : le sombre rêve d’Alec, son aveuglement (physique et métaphorique), l’exclusivité des passions qui guide les protagonistes principaux, la présence des Indiens comme Fatum, tout cela semble relever de la catégorie qui voue à la mort dès l’origine des personnages dominés par des forces qui les condamnent à accomplir ceux pour quoi ils ont été déterminés. Pourtant, si L’homme de la plaine possède certains éléments tragiques, il ne l’est pas pleinement et ce au nom d’un principe, irréductiblement opposée à cette catégorie, celui du changement offert aux hommes. La culture américaine, bâtie aussi sur la croyance qu’on peut refaire l’histoire, est assez étrangère à cette funeste conception fataliste : le film de Mann l’illustre, en sauvant Alec, en empêchant Will d’accomplir sa vengeance, en montrant, au final, une Barbara aucunement gênée de sourire largement à celui qui est responsable de la mort de son bien-aimé. Certes, il y a David et Vic, les seuls à suivre obstinément la pente que leurs respectives puissances (la haine et l’ambition) prédisent, mais ils sont condamnés, avant tout, au nom de leur corruption (qu’ils étendent à la nature). On ne saurait donc évoquer Eschyle, Racine ou Shakespeare, sous peine de contre-sens. Du reste, Mann déclarait : “ Si on m’avait laissé entièrement libre pour The Man from Laramie, Stewart n’aurait pas été un personnage venu de l’extérieur : j’en aurais fait le frère aîné du jeune homme et la violence des rapports entre les personnages du drame en aurait été accrue ; en fait, il aurait même découvert à la fin que son père était le véritable auteur du trafic d’armes avec les Indiens. Je crois qu’ainsi l’histoire aurait eu bien plus de force, mais le producteur n’a pas osé (Entretien avec Anthony Mann par Charles Bitsch et Claude Chabrol, Les Cahiers du cinéman°69, mars 1957).
  • L’homme de la plaine est-il sadique?
    Si la question se veut provocatrice, c’est, bien évidemment, pour interroger la représentation que donne Mann de la mise à mal de son héros. Que ce dernier souffre est une constante : le cinéma d’action moderne ne fera d’ailleurs qu’accentuer le trait avec (entre de nombreux exemples) la main écrasée de Brando dans La vengeance aux deux visages, Brando, 1961, la défiguration à coups de bottes de Richard Harris dans Impitoyable, Eastwood, 1992 ou les cordes vocales tranchées de Jean-Louis Trintignant, dans Le grand Silence, Corbucci, 1966, comme si la figure du martyre devenait lentement la référence ultime de l’héroïsme westernien. Nous ne reviendrons pas ici sur la valeur de la brutalité qui s’exerce à l’encontre du personnage stewartien : elle est le rappel de sa mortalité et, donc, de son humanité. On s’attardera alors sur la manière dont Mann ne dramatise jamais ces scènes-là, les laissant sans musique, le simple bruit des instruments (le colt ou le cheval qui traîne Will) et des cris humains en constituant la bande sonore. Cet effet de réel est renforcé par la longueur des instants : si la caméra décadre la main de Will au moment où Dave la lui troue, le gros plan sur la douleur de Stewart, puis ceux, moyens, peignant son éloignement, blessé et solitaire dans le champ, témoignent, par leur durée, de la volonté de peindre les prolongements de la cruauté, de ne pas l’arrêter à son processus fonctionnel, de l’inscrire dans la chair qu’elle déchire ainsi. Le sentiment qui s’en dégage (on le retrouve, atténué, lors de la bagarre Vic-Will dans le corral) est un profond respect pour l’homme qui subit ainsi l’épreuve de sa fragilité. En ce sens, Mann ne cherche jamais à faire de la violence un spectacle
  • Comment L’homme de la plaine utilise-t-il le CinémaScope ?
    Pour répondre à cette question, un rappel technico-historique s’impose : le film de Mann est tourné en un format qui est typique des années 50, époque où le cinéma hollywoodien, soucieux de récupérer les spectateurs que la télévision lui a quelque peu ravis, tente de leur proposer des innovations spectaculaires aptes à leur faire déserter ce qui ne sera jamais qu’un petit écran. Le procédé du Cinémascope a été le facteur d’un gros succès commercial de 1953 (un péplum, nommé La Tunique , de H. Koster,) : il fonctionne sur des bases très anciennes, celles de l’anamorphose, qui, par un jeu de miroirs et de lentilles, comprime l’image dans le sens vertical et la restitue ensuite dans sa largeur normale. C’est l’inventeur français Henri Chrétien (1879-1956) qui, en 1927, fait breveter un dispositif anamorphoseur dont l’association à un objectif normal de caméra, en élargit considérablement le champ tout en comprimant l’image impressionnée sur la pellicule pour la ramener à 35 mm. Il suffit alors de fixer un anamorphoseur inversé à l’objectif du projecteur pour rendre à la projection toute la largeur du champ englobé. L’image double ainsi ses proportions. On voit sans peine en quoi le western, genre de l’horizontalité s’il en est, a toutes les chances de sortir grandi du Cinémascope : une fois encore, c’est Bazin qui, sur la question, porté les jugements les plus définitifs “ Simplement, ainsi que le poisson dans un plus grand aquarium, le cow-boy est plus à l’aise dans le grand écranLes Cahiers du cinéma). Plus précisément, on étudiera, dans L’homme de la plaine combien Mann compose ces cadres (l’enterrement de Dave, les retrouvailles Will-Charly, l’arrivée de Dave dans les salines), y compris les plus resserrés (celui de la main de Will tendue et dénudée avant qu’on ne lui troue, le panoramique initial qui, partant de la tombe, que regarde Will, revient sur ce dernier), pour comprendre que ce procédé, loin d’être un simple gadget, est une donne esthétique. En effet, il permet de rappeler en permanence l’inscription de l’homme dans le décor qui le ceint (le paysage comme choeur antique), tout en le replaçant au centre même de l’objectif : même dédoublée, l’image reste au service de celui qui donne du sens à l’étendue qu’il habite.
  • Pourquoi L’homme de la plaine est-il dominé par la figure esthétique de l’encadrement ?
    Lorsque Will se fait tirer dans la main, un plan décrit, en un panoramique semi-circulaire la réaction (muette et plutôt compatissante) des hommes de Waggoman qui entourent le capitaine : quand Vic revient au ranch avec le cadavre de Dave, son arrivée se fait lentement, encadrée par les cow-boys qui le suivent de chaque côté de l’écran. Ces mêmes rangées se voient, mieux ordonnées et disposées, composer une sorte de haie autour d’Alec sortant de l’église et rejoignant Vic en amorce. Ces trois exemples (mais nous pourrions en rajouter d’autres) témoignent d’un souci de composition esthétique qui consiste à inscrire, autour des personnages principaux, des figures diverses qui les cernent ou, du moins, tracent les limites dans lesquels ils se trouvent. A cet égard, la mort de Vic peut servir de modèle, dans la mesure où il est assassiné dans un véritable cercle, tel un taureau dans une arène dont l’estocade finale se donnerait à l’arc. C’est que la valeur de ces figures est bien de tracer les bornes d’une Loi auxquels les habitants doivent se soumettre : par ailleurs, elles annoncent un espace soumis à la circonscription, précisant, donc, les fondements d’un western qui commence à rétrécir sa réserve naturelle de possibles. Ce n’est pas un hasard si, entre autres, L’homme de la plaine parle d’empire et de clôtures, de pouvoir et d’emprise : il n’en demeure pas moins que l’encadrement le plus constant qui s’y manifeste (et qui finit par triompher) demeure celui des monts et des prairies. Pour l’heure, le genre s’en réfère encore aux commandements muets des éléments.
  • La profondeur de champ confère-t-elle à l’action une signification supplémentaire ?
    Sans entrer dans la grande histoire de la profondeur de champ, soit la portion de champ comprise entre une limite antérieure et une limite postérieure dans lequel les objets filmés sont nets, disons qu’elle constitue un des atouts fondamentaux du cinéma, celui de pouvoir pallier à la planéité de son écran en lui donnant un volume illusoire, via son contenu filmé puis projeté. Elle a été (et reste) un des chevaux de bataille d’une certaine critique (Bazin en tête) qui voyait dans ses possibilités (celles d’inscrire plusieurs éléments dans un même champ, sans passer par le morcellement du montage), une des affirmations mêmes du cinéma comme art du réalisme (restitution des trois dimensions), en même temps que conservation de la continuité de l’espace dramatique. On peut aisément dire, d’ailleurs, qu’une des raisons de l’admiration de Bazin pour le western tient en son utilisation de ce travail de la prise de vue. Mann, dans L’homme de la plaine, construit nombre de ses plans sur ce principe d’une lecture à plusieurs niveaux de l’image, à commencer par ceux qui présentent une amorce (rampe d’escalier avec main avec Will pénétrant dans le magasin, visage de Vic, dos de Will menaçant Boldt, nuque d’Alec cherchant à impressionner Lockhart), perçue comme menaçante ou simplement inquiétante, dans la mesure où la distance qui la sépare de l’autre élément, contenu, lui, dans la profondeur, paraît être dominée par celui qui en camoufle (symboliquement) l’objectif. Mais, au-delà de ces exemples, on la retrouve comme principe constitutif de tous les affrontements (Vic-Will, Will-Dave, Alec-Vic), y compris lorsqu’ils sont latents (les hommes de Dave surgissant dans la profondeur au cœur des salines) : c’est que ce fameux intervalle entre premier et arrière-plan est moins, dans le western (et chez Mann, en particulier), un respect de l’homogène prolongement de l’espace, qu’un tracé constant d’une problématique, celle de l’antagonisme comme moyen d’expression dans la mise en relation de deux (ou plusieurs personnages), permettant de débarrasser l’itinéraire virtuel (la direction horizontale) de l’élément qui en gêne le parcours, élément nuisible et/ou détonnant (face au gardien du champ) qui est toujours assimilé (même le temps d’un plan) à une menace. En cela, le final du film, archétypal, joue sur l’éloignement d’un Will, rentrant au sein d’une terre mystérieuse (Laramie), tandis que Barbara le regarde : le héros quitte le lieu qu’il a rendu à la pureté, en un creusement de la profondeur qui consigne son appartenance au pays du primitif et du naturel. Cette zone de netteté trace donc aussi la frontière entre le stable et le mouvant, le sédentaire et le nomade.
  • L’appartenance du héros à Laramie a-t-elle une importance ?
    On s’en voudrait de ne pas éclairer rapidement les références historiques qui émanent du titre original (The Man from Laramie). En effet, le Fort d’où provient et où retourne Lockhart est un lieu célèbre des guerres Indiennes : c’est là, en plein cœur des Montagnes Rocheuses que fut signé, dès 1851 la paix avec les tribus Amérindiennes (les Dakota) pour garantir un des principaux axes de la Conquête de l’Ouest et, lorsqu’en 1862, les Blancs ne respectant pas les traité, les tribus décidèrent de se soulever (favorisées en cela par la Guerre de Sécession), le traité (inique) qui finit par entériner la nouvelle défaite des Dakota se conclut encore dans ce même fort (en 1868). Faire d’un héros le représentant d’un pareil lieu n’est, bien sûr, pas innocent : comme toujours, chez Mann (cf L’appât et son traitement de la Guerre de Sécession), c’est par la voie intimiste, anecdotique, que résonnent, en écho, les voix de l’épopée. L’appartenance de Lockhart à Laramie le dresse (abusivement, si l’on s’en tient à la réalité historique où ces traités furent peu ou pas respectés) en porteur de paix, plus qu’en seigneur de guerre, respectueux des Amérindiens (il n’en tue aucun, leur laissant même abattre Vic, semble heureux de les voir christianisés et respecte particulièrement Charley qui est un métis) et d’un certain équilibre naturel (voulant que Dakotas ou Apaches ne possèdent pas d’armes à feu). Le titre français qui a gommé cette référence (reprise dans la chanson-titre du générique) semble alors ne pas vouloir tenir compte d’un contexte historique qui, chez Mann, baigne toujours ses drames individuels
  • Les Indiens ont-ils leur importance dans l’homme de la plaine ?
    Si l’on ne peut que répondre par l’affirmative (dans la mesure où ils sont les acteurs du drame qui légitime la venue de Lockhart et l’instrument de sa vengeance), il faut bien voir de quelle manière Mann les utilise. Pour lui, il y a en a de deux sortes : la population de Coronado, foule de figurants vaquant à des occupations dont la principale semble être d’aller à l’église (on les voit régulièrement en sortir et à l’intérieur, ce sont eux qui ont un mariage célébré), la troupe des apaches qui apparaissent dans la profondeur de la vallée sitôt qu’on leur envoie des signaux. Il n’est pas difficile de décrypter la vision de Mann : l’Indien appartient au passé, à un Ouest en train de disparaître, tout comme le héros (qui, comme nous l’avons vu, les a fatalement combattus et respectés), soit, symboliquement, en devenant semblables aux Blancs (chrétiens et boutiquiers), soit, plastiquement, en se cachant plus que jamais au sein des éléments naturels environnant l’action : responsables directs de la mort du cadet de Lockhart, on ne les reconnaît que par leurs traces guerrières (la mort qu’ils laissent), et on a l’impression que, désormais, pour qu’ils puissent de nouveau hanter le décor, il faut qu’on les appelle (la fumée, mais aussi le récit tout entier, puisque, pour Alec Waggoman, ils ne sont nullement une entrave à son empire). C’est d’ailleurs ce qui fait de Vic un traître, le fait qu’il ait, par son trafic, ravivé une vieille plaie de l’Amérique : c’est alors le cours symbolique d’une certaine harmonie que vient rétablir Lockhart en faisant abattre ce dernier : la fin d’un monde qui, comme les vallées, ne tardera pas à être définitivement perdu
  • Comment les femmes sont-elles représentées ?
    L’homme de la plaine possède deux personnages féminins importants et, à travers eux, on peut aisément établir une synthèse de la femme Mannienne. Une fois encore, elle est liée au lieu clos (magasin ou ranch), qu’elle gère et défend avec la même détermination qu’un homme (la première apparition de Kate est un plan moyen d’elle tenant un fusil) : on ne reviendra pas sur le lien (quasi-ontologique) de la femme et de la demeure, un des fondements du genre, dans la mesure où le progrès (vu comme l’édification de la chaumière, de la ville, puis de l’Etat) germe toujours au sein d’un espace isolé et protégé (on y dîne et sert le thé; on sait également panser les plaies). Ce qui est plus complexe ici, c’est la manière dont on nous présente ces deux protagonistes comme seules (aussi bien dans leur plan, celui de Barbara quittant l’église pour sa demeure, celui de Kate proposant son aide à Will) et indépendantes, pour, ensuite, nous les montrer amoureuse d’un homme (liaison partagée pour Barbara, réduite au souvenir pour Kate), amour qui est, en définitive, le véritable enjeu de leurs manœuvres (Kate n’a cure de se défendre contre Alec : elle préférera l’avoir dans son lit). Le plus symptomatique étant que ce sentiment n’est, d’ailleurs, pas forcément lié à son objet initial, mais, plus globalement, à celui qui pourra le faire germer : ainsi, Barbara abandonne, sans aucune marque de sensibilité, le pauvre Vic pour sourire à Will dont on devine qu’il sera son nouveau prétendant. Dans un cas comme dans l’autre, ce qui prédomine dans la représentation des caractères féminins, c’est bien la recherche d’un homme moralement juste (la maladie d’Alec le transforme en un autre individu; Will se substitue à Vic) qui serait digne de meubler leur intérieur. Les propos du réalisateur nous confirment cette vision assez caricaturale : “ En fait, on ajoute toujours une femme dans la ballade, parce que, sans femme, un western ne marcherait pas ” (Mann cité dans Les cartes de l’Ouest Leutrat, Jean-Louis et Liandrat-Guigues, Suzanne, Armand Colin (collection « Cinéma et audiovisuel »), Paris, 1990).Fiche mise à jour le 15 septembre 2004
    Fiche réalisée par Philippe Ortoli.

Expériences

Je voulais récapituler, en quelque sorte, mes cinq années de collaboration avec Jimmy Stewart : cette œuvre épuisait nos relations. J’ai repris des thèmes et des situations en les poussant à leur paroxysme. C’est ainsi que le troupe de cow-boys entoure Jimmy et le ceinture comme elle le faisait autrefois dans Les affameurs…mais j’y ai ajouté la balle dans la main ! ”(Entretien avec Anthony Mann, par Jean-Claude Missiaen)

Comme l’indiquent ces propos de Mann, L’homme de la plaine est l’œuvre qui clôt la série de westerns prenant James Stewart comme figure de proue. Bâties autour d’un héros au passé meurtri et/ou sulfureux et cherchant à l’amnistier par la violence, ces fictions consacrent toutes le déplacement à ciel ouvert comme moteur (le plus mouvementé restant, sans doute, Je suis un aventurier). Ces principes d’itinéraire voient, au cours d’une série d’épreuves le contemplant malmené ou blessé, le héros progressivement quitter sa fonction initiale pour accepter, au final, une promesse de recommencement liée à l’abandon d’une vie violente de nomade. Si l’on a, à juste titre, classé Mann parmi les cinéastes classiques, c‘est que son cinéma donne l’impression de retrouver l’union entre l’homme et le monde, en une mesure toujours poétique : par ailleurs, il incarne une des plus fameuses théories fondatrices de la pensée américaine, celle de la Frontière. Due à Frederick Jackson Turner, historien emblématique (1831-1932), elle postule que la nation s’est construite suivant un tracé directeur, l’avancée vers des terres vierges dont les bornes (la dite Frontière) est sans cesse repoussée. Cette reprise intime à l’expansion d’être continue, bénie par les défis qu’autorise le renouvellement constant des limites. C’est grâce à cette vision que l’on peut comprendre la signification du West fondateur du terme western : il désigne beaucoup moins la direction géographique de la conquête qu’une trajectoire mythique (celle de l’avancée vers le point où le soleil se couche, borne que l’on n’atteint jamais et qui guide de sa lumière lointaine les destinées des nomades). Ainsi, l’horizon, chez Mann, ne cesse de se déployer en des virtualités de vie meilleure qui ont, toutes, les coloris d’un nouveau monde, fidèle, là encore, à ce modèle d’un univers né hors de l’histoire que signalent les écrits cherchant, à travers diverses représentations, à dresser le portrait de l’émergence de l’Amérique. La question cruciale à poser, car elle concerne précisément le moment où l’épopée se change en tragédie, c’est : qu’advient-il lorsque toutes ses promesses se réalisent, que le ciel ouvert se ferme et que la frontière se boucle? Mann s’arrête toujours au moment où Stewart, par la (re)découverte du couple, s’apprête à poser les bases d’une nouvelle vie : la placide bénédiction de la nature (l’eau purificatrice de laquelle Glenn sort au final des Affameurs, le panoramique partant du ciel pour rejoindre Howard et Lina à la fin de L’appât) suffit à inscrire la naissance de la civilisation dans son prolongement. Se dessine alors le second thème, fondamental, des mythes de l’émergence américaine, à savoir le désert devenu jardin qui ancre l’histoire d’un pays dans une dimension biblique, celle de la terre vierge que, par le travail (justification essentielle de l’éradication des Amérindiens qui ne considèrent la glaise nourricière que comme Mère, nullement comme ferment à faire lever), l’homme métamorphose en Eden. La notion d’un Etat juste est le point culminant de cette vision, mais la description de ce dernier n’intervient jamais dans les westerns, se centralisant plutôt sur l’action des microcosmes qui l’amènent (l’homme, la femme, la famille, le groupe) naturellement.

C’est sur un “ jardin ” déjà constitué que commence L’homme de la plaine, western à région close (la ville de Coronado et ses alentours), situé souvent en intérieurs, où la sauvagerie naturelle (les Indiens et la montagne) se tient en périphérie, prête à surgir. Contrairement à ses quatre prédécesseurs, l’intrigue se déroule entièrement pendant une “ halte ”, contenue entre l’arrivée et le départ de Lockhart, halte durant laquelle il aura tout loisir de mesurer le contenu de cette civilisation (corruption, despotisme) et de la purger. Toujours est-il que, malgré son happy end, c’est une forte amertume qui teinte l’œuvre, comme si la cité promise des pionniers des Affameurs ne devait, en définitive, accoucher que d’une ville mise sous coupe et hostile. En cela, c’est un film-charnière dans la carrière de Mann : ses westerns suivants, aussi bien Du sang dans le désert que L’homme de l’Ouest, respectivement avec Fonda et Cooper, et leur peinture d’un Ouest terminal aux héros fatigués, poursuivront ce tournant.
C’est dans ce contexte global que s’inscrit L’homme de la plaine qu’en dernier lieu nous allons examiner en tant que film spécifique. D’abord signalons que le film est produit par la Columbia et qu’il s’agit de l’unique métrage de Mann pris en charge par cette compagnie : mais le nom de la société l’est certainement moins que celui de son producteur, Willam Goetz, homme d’affaires et de spectacle aguerri, qui a travaillé pour 20th Century Fox et pour Universal, notamment sur le premier western du tandem, Winchester 73. C’est Goetz qui propose d’adapter un roman sorti en feuilleton dans le Saturday Evening Post (d’abord Ambush at Ghost Creek de O’Mara, puis, finalement, The Man from Laramie de Flynn) à Mann, fort du succès de leur premier western ensemble. Cette œuvre demeure le seul western avec Stewart produit par Columbia. Le choix du co-scénariste, Philip Yordan, qui a déjà collaboré avec Mann (Le le livre noir), amorce un nouveau tournant : jouissant à Hollywood d’une solide réputation de spécialiste de sujets forts (outre le Johnny Guitar de Ray, il est l’auteur d’un des classiques du mélodrame familial psychologique, La maison des étrangers de Mankiewicz, 1949 et de son remake westernien par Dmytryk en 1954, La lance brisée), l’homme possède une conception du western (et, principalement, de son travail avec Mann) très “littéraire ” et qui, a fortiori, peut aider à comprendre la dimension tragique de L’homme de la plaine (voir Dialogues) : “ Tout part d’un fait extrêmement simple : je déteste une certaine catégorie de héros modernes ou plutôt un certain type de personnages dont on a voulu faire des héros. Regardez Gregory Peck dans L’homme au complet gris : un seul problème l’obsède, son gain hebdomadaire. Les films sont remplis maintenant de ces personnages veules. Donc, j’ai voulu réagir contre cette mentalité petite-bourgeoise, en essayant de retrouver la pureté du héros des tragédies antiques, des tragédies grecques, et, là-dessus, je me suis parfaitement entendu avec Anthony Mann. J’ai voulu recréer une mythologie tragique en donnant une large place au Destin, à la Solitude, à la Noblesse. Un homme arrive qui vient d’on ne sait où, qui est déchiré par les Furies et qui cherche désespérément la paix intérieure. Ce type de héros, j’ai voulu le conjuguer avec un personnage typiquement américain, typiquement populaire aussi. Celui dont on dit, quand il passe dans la rue : “ C’est un homme ”. celui dont on dit, quand il s’assoit dans un bar ou dans un saloon : “ C’est un homme ”.. on dit cela sans savoir pourquoi et l’on a raison. […]J’ai donc essayé de fondre ces deux types de héros et cela a donné, grâce à Anthony Mann, le protagoniste de L’homme de la plaine, de Cote 465, personnages dont nous avons renforcé la vulnérabilité physique afin d’éviter de tomber dans le manichéisme dangereux du Héros qui, se croyant infaillible et puissant, se permet de juger les gens qui l’entourent et de s’arroger droit de vie et de mort. A la puissance X, cela donne Hitler. Tandis que la force de Stewart est d’abord morale. ” (Entretien avec Philip Yordan, par Tavernier, Cahiers du cinéma n°128, février 62.

Avec Borden Chase (l’auteur de Winchester 73, des affameurs et de Je suis un aventurier), Yordan est, donc, l’autre grand collaborateur westernien de Mann (il le retrouvera sur La charge des tuniques bleues et sur d’autres productions non liées au genre comme Le Cid). Mais cette belle déclaration d’intention est quelque peu ternie par l’Histoire qui nous a appris (via, notamment, l’ouvrage de Tavernier et Coursodon, Cinquante ans de cinéma américain, Nathan, 1995) que Yordan était un des plus grands imposteurs d’Hollywood, ayant monté un véritable racket dans lequel, engageant des écrivains interdits d’activité pendant la sinistre “ chasse aux sorcières ”, il les faisait travailler sans les déclarer et s’appropriait leur travail. Cette découverte historique (permise par les témoignages des scénaristes “Blacklistés”) concerne plusieurs titres-clefs (dont Johnny Guitar) mais ne semble pas remettre en cause l’apport de Yordan sur L’homme de la plaine, d’autant plus que, par exemple, le caractère conflictuel des rapports entre le père et le fils Waggoman rappelle celui de La lance brisée. Nous nous garderons donc de trancher sur ce cas, mais il nous semblait intéressant d’en mentionner l’existence qui résume la difficulté , au sein du cinéma américain, de pouvoir établir la pertinence des responsabilités d’auteurs. Au-delà de ce souci “ littéraire ”, Mann a marqué ce film de sa patte, en allant, comme toujours, tourner en décors naturels (plus de 18 lieux différents dont certains espacés d’une centaine de kilomètres, et d’autres à plus de 3000 mètres d’altitude), poursuivant sa quête d’authenticité jusque dans les périmètres urbains : de nombreuses scènes, filmées dans un véritable village indien (celui de Tessuque au Nouveau-Mexique), ont permis d’utiliser, dans les rôles adéquats, des figurants particulièrement crédibles, puisqu’il s’agit des descendants des Indiens Tawa.

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Bibliographie

L’homme de la plaine, Alain Carbonnier, dossier pédagogique “Collège au cinéma”, CNC, 1994
L’homme de la plaine , Jean-Louis Leutrat, dossier pédagogique “Lycéens au cinéma", CNC/APCVL, 2004.
Figures du western, sous la direction de Michel Ciment et Christian Viviani, dans Positif n°509/510, juillet/août 2003.
Une suite d’essais sur plusieurs composantes du genre particulièrement riche.

Cahier des Ailes du Désir n°13. Analyse L'homme de la plaine d'Anthony Mann :
- La possession et la ruine - Daniel Serceau
- Le western selon Anthony Mann - Gérard Camy
- Les résonances de l'homme de Laramie - Patrick Perrotte
- L'homme de la plaine, ceci n'est pas un film de Ford - Olivier Williame
- Western et tragédie classique - François Leclercq
- Western, une bibliographie - Gérard Camy

Vidéographie

L’homme de la plaine Zone 2