Amants crucifiés (Les)

Japon (1954)

Genre : Drame

Écriture cinématographique : Fiction

Archives LAAC, Lycéens et apprentis au cinéma 2021-2022

Synopsis

Film précédé du court-métrage Erebeta de François Vogel (3’40)

Kyoto au 18ème siècle. Osan, l’épouse du grand imprimeur du Palais Impérial, demande à Mohei, l’employé préféré de son mari, de lui consentir un prêt pour aider sa famille. Mohei, qui aime en secret Osan, veut utiliser le sceau de l’imprimeur pour obtenir cet argent. Son projet frauduleux découvert, Mohei se dénonce à son patron. Mais suite à un concours de circonstances, Osan est surprise aux côtés de Mohei. Compromise mais irréprochable, lassée des infidélités de son mari, Osan préfère quitter son foyer. Mohei fuit avec elle, et va être amené, malgré leur différence de classe, à lui déclarer son amour.

Distribution

Kazuo Hasegawa : Mohei
Kyôko Kagawa : Osan
Eitarô Shindô : Ishun
Eitarô Ozawa : Sukeemon (Saka Ozawa)
Yôko Minamida : Otama
Haruo Tanaka : Gifuya Dôki
Chieko Naniwa : Okô
Ichirô Sugai : Gembei
Tatsuya Ishiguro : Isan
Hiroshi Mizuno : Kuroki
Hisao Toake : Morinokoji

Générique

Réalisation : Kenji Mizoguchi
Scénario : Yoshikata Yoda, Matsutaro Kawaguchi d’après l’œuvre de Monzaemon Chikamatsu
Photo : Kazuo Miyagawa
Directeur artistique : Hiroshi Mizutani
Montage : Kanji Sugawara
Musique : Fumio Hayasaka
Produit par Masaichi Nagata
Production : Daiei – Kyôto
Distribution : Films Sans Frontières
Durée : 1h42

Autour du film

UNE PHILOSOPHIE HUMANISTE

Les amants crucifiés fut réalisé en vingt-neuf jours à Kyoto. Le scénario est de Yoshikata Yoda d’après l’adaptation faite par Matsutaro Kawaguchi d’un drame célèbre : La légende du grand parcheminier (Dai kyoshi mukashi goyomi) de Monzaemon Chikamatsu. L’adaptation diffère de la pièce de théâtre par son dénouement : au théâtre, les amants sont sauvés de la mort in extremis par l’intervention providentielle d’un bonze. Mizoguchi, en conduisant ses amants jusqu’à la crucifixion, ne fait que respecter l’esprit et les règles du théâtre «joruri» (bunraku) où l’un des principaux thèmes était justement la condamnation ou le suicide des amants coupables d’adultère ou de mésalliance. Cette fin est aussi plus conforme aux « shinju-mono » de Chikamatsu où la mort est la seule issue pour les amours impossibles. Cette histoire d’amour pathétique ne serait qu’une tragédie banale dans l’esprit du théâtre Shimpa si Mizoguchi n’en approfondissait la signification et s’il n’en rehaussait la beauté par les prestiges d’une mise en scène inspirée, simple et vigoureuse.

À première vue, la morale du film est d’un pessimisme atroce. Le couple victime est conduit à une mort cruelle comme pour montrer que toute tentative d’accéder au bonheur ici-bas, toute expression d’une volonté de vie personnelle en dehors des lois injustes de la société sont condamnées à l’échec ; que toute poursuite d’un rêve de joie se transforme en une lutte impossible, vertigineuse et finalement mortelle…

Cependant, malgré la force prodigieusement convaincante de ce poème tragique, la philosophie qui s’en dégage n’est pas désespérée. Aux apparences, le cinéaste oppose la réalité ; aux contraintes brutales de l’ordre social, il oppose la vérité de l’ordre naturel ; au comportement égoïste de la plupart, il oppose la générosité des meilleurs : ce qu’il nous montre, c’est la lutte éternelle de deux ordres : l’un matériel, l’autre spirituel. Ce qu’il nous propose, c’est l’avènement d’un monde idéal où l’être s’accomplirait dans la beauté. Le chemin qui mène à cette contrée du bonheur, c’est le chemin de la liberté consciente, de la lucidité volontaire. Nous ne croyons pas déformer le message très discret de Mizoguchi en disant qu’il exprime avant tout une philosophie humaniste d’émancipation de l’homme.

Cependant ce message n’est pas ou n’est plus le fait d’un révolté. Cette étude de mœurs nous est présentée sous une forme épurée de la sagesse bouddhique ; le regard de l’artiste se pose rêveusement sur chaque détail pour le transfigurer ; le sentiment est sublimé, l’action spiritualisée. Pendant que le cœur sensible des femmes s’émeut du sort tragique des amants livrés à la risée, pendant que les tenants de l’ordre se réjouissent de les voir conduire au supplice, le couple symboliquement ficelé semble exprimer une calme béatitude comme s’ils pressentaient qu’ils parviennent à la sérénité suprême. Leur aventure tragique ne l’est qu’aux yeux des autres. La distance prise avec le réel oppressant devient infinie ; on les mène s’abîmer dans l’absolu qui les obsède.

L’œuvre porte elle aussi la marque du réalisme poétique propre à Mizoguchi. On reste stupéfait par la vérité de la reconstitution, celle par exemple d’un quartier d’affaires à Kyoto ; on demeure émerveillé par l’atmosphère irréelle qu’il sait donner à tant de paysages. Cette intime combinaison n’est pas le fruit du hasard : « Mizoguchi est très exigeant pour la décoration de ses films. Il faut faire des recherches longtemps à l’avance, trouver des documents précis et exacts, et, si l’on ne peut, créer de toute pièce. Parfois Mizoguchi fait arrêter le tournage pendant des journées entières jusqu’à ce que l’on trouve l’objet qu’il désire absolument… Puis il est capable de dire soudain : «Je veux tourner un film irréaliste. L’art n’est pas la simple imitation du réel. Le décor du film doit inspirer aux acteurs l’atmosphère, le cadre de leur vie… Monsieur Mizutani, modifions donc encore un peu ». (Propos recueillis auprès de Hiroshi Mizutani, décorateur attitré des principaux films de Mizoguchi.)

Ce qui donne le cachet d’authenticité, la force de conviction, la haute valeur artistique des films de Mizoguchi, c’est son exigence dans la création de tous les détails de mise en scène avec le souci de leur utilisation intelligente et juste : le décor, les costumes, la coiffure, les accessoires… Tout, jusqu’à l’accent des personnages, sera scrupuleusement surveillé, vérifié. « Mizoguchi réalise avec beaucoup de réalisme des choses irréelles. Il parle avec beaucoup de vérité des choses poétiques».

VE-HO
Extrait de « Mizoguchi » Éditions Universitaires


LA TOUTE PUISSANCE DE LA PULSION D’AMOUR

Osan, pas plus que Mohei, ne désire la mort en tant que telle. Mais ils veulent l’amour, qui implique nécessairement le libre choix de son partenaire. La société féodale par sa loi (et derrière elle, les intérêts idéologiques et sociaux sur lesquels Mizoguchi ne s’étend pas) proscrit une telle éventualité. La volonté de vivre à tout prix suppose le renoncement à l’amour. « Vouloir vivre » c’est accepter, au moins comme une possibilité, une solitude et une misère affective totales.

Le système féodal repose sur le refoulement de toutes les pulsions d’amour et des émotions qui y sont liées. Il instaure une séparation entre l’amour et la sexualité qui, pouvant se négocier comme une chose, devient marchandise. Dans cette société dominée par les hommes, les femmes n’ont le choix qu’entre la chasteté ou la fidélité, avant ou pendant le mariage, et la prostitution, ostentatoire ou déguisée. L’homme ne dispose pas davantage de sa libido. De fait, l’adultère est toléré avec des femmes de souche sociale inférieure. Mais, dans la majorité des cas, il n’a de l’amour que sa forme monnayable : soit la sexualité comme chose. La pulsion d’amour n’ayant pas droit de cité, il ne peut lui-même exister que comme un être raréfié. Il doit renoncer à l’expression et a fortiori à la satisfaction d’une part essentielle de lui-même.

Mohei et Osan font l’expérience de sensations et surtout d’une jouissance jusqu’alors inconnues dans la morosité et même le «non-sens » de leur existence. La société leur demande de renoncer à cette découverte sans être capable de leur apporter le moindre objet substitutif. Leur vie n’a d’autre justification que l’injustice et la profonde inégalité sur lesquelles se fonde son ordre tout entier. Tel est bien le problème. Si l’interdiction de l’amour ne trouve pas de fondement légitime, aucun bien de remplacement ne peut lui être sérieusement proposé. La société impose à l’individu une perte sèche, que ni la raison ni la recherche du plaisir ne peuvent rééquilibrer de quelque façon.

Mohei et Osan ont vécu deux existences, mieux, ils ont miraculeusement échappé à une vie qui n’aurait jamais été que l’apparence de l’existence. Leur félicité, dos à dos sur le cheval de leur agonie, s’explique ainsi. Le respect de la loi leur imposait un régime qui, sans avoir conscience de ce qui lui manquait, ne pouvait se reconnaître que comme une perpétuelle lassitude et une énorme déception. La transgression de la loi, au péril de leur vie, les a délivrés de ce non-sens pour les faire accéder à la pleine jouissance de l’amour. Rétrospectivement, rien ne saurait s’opposer à une telle expérience ni la faire regretter. « On a toujours et nécessairement raison de l’avoir tentée. »

Leur crucifixion, dira-t-on, n’est-elle pas un non-sens et une défaite ? Avec leur mort, ils perdent la jouissance de leur amour, c’est-à-dire la seule justification qu’ils n’aient jamais eue d’exister. Au contraire, ils sourient. « Madame n’a jamais semblé aussi heureuse qu’aujourd’hui. » Ils ne perdent rien.

Dans la société médiévale, la pulsion d’amour n’a pas d’autre espace vital que le temps nécessairement limité de la transgression. Cette société, dans la guerre qu’elle leur livre, leur accorde même un champ d’expression tout à fait inattendu et presque inespérable. Elle les exhibe, autrement dit, elle leur permet de révéler en plein jour et en public le contenu de la prohibition. Un tel contenu, nécessairement quelque peu mystérieux aux yeux des profanes, ne paraît ni monstrueux ni effrayant ; il fascine ; il devient un modèle.

Au terme du film, les véritables agents de la destruction se révèlent bien être les forces de la libido elles-mêmes. Ishun, qui leur sacrifiait finalement tout, épouse comme employés, n’en est-il pas la première victime ? Il tombe sous la loi d’une société dont pourtant il tirait profit et à laquelle il ne pouvait s’opposer. Le grand imprimeur par son argent et par sa position sociale n’était assuré que du commerce de la sexualité. Il était jaloux d’un amour dont il ne pouvait disposer. Égocentrique, jaloux du moindre sou, soucieux de consacrer toute parcelle de son bien à son seul profit, il se sentait frustré. Cette frustration l’a perdu. A l’opposé, Osan et Mohei paraissent comblés. Si le monde d’Ishun s’est totalement effondré, les deux amants ont trouvé le bonheur. Symboliquement, ils disposent d’une force supérieure à celle du grand imprimeur. Ils ont ruiné un monde qui leur a permis de se rencontrer. Dans cette lutte, ils avaient tout à gagner et lui tout à perdre. En montrant la toute-puissance de la pulsion d’amour, Mizoguchi met en avant une force radicalement antagonique à cette société fondée sur l’argent et la recherche du pouvoir. Une force qu’elle ne peut contrôler. Elle est, par essence, indifférente à ses valeurs.

Daniel SERCEAU
Extrait de « Mizoguchi : de la révolte aux songes »
Ed. du Cerf / Coll. 7ème ART

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Séquence analysée dans le dossier enseignant

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Pistes de travail

CONTEXTE HISTORIQUE

La période d’Edo (1603-1868) : L’action des Amants Crucifiés se situe à Kyoto, au 18ème siècle, en plein cœur de la période d’Edo. Après plusieurs siècles de guerres féodales, la période transitoire d’Azuchi-Momoyama (1573-1603) marque la réunification progressive du Japon, jusque là divisé en une multitude de fiefs, défendus par les samouraïs pour les daimyos (seigneurs féodaux). Trois généraux apparaissent pour unifier l’Empire. Oda Nobunaga conquiert le centre de l’archipel, et notamment Kyoto. Il y impose une unité militaire ainsi qu’une politique forte. Trahi par l’un de ses généraux, il se suicide en 1582. Toyotomi Hideyoshi lui succède et continue d’unifier le pays par des conquêtes et des serments d’allégeances des daimyos. En 1573, il se proclame chef militaire du Japon, et en 1595, tout le pays est sous ses ordres. Mais Hideyoshi meurt en 1598, et c’est le général Tokugawa Ieyasu qui achève l’unification du pays, notamment grâce à la bataille décisive de Sekigahara en 1600. Cette bataille est un évènement majeur dans l’histoire du Japon. Elle met en conflit Tokugawa Ieyasu et les partisans de son ancien maître, Hideyoshi. L’enjeu était le pouvoir militaire, économique et social sur un Japon enfin unifié. Remportée par Tokugawa, cette bataille est surnommée «bataille qui décida de l’avenir du pays».

Tokugawa, nommé shogun par l’empereur en 1603, devient le véritable dirigeant du pays. Dès lors, il va instaurer sa propre dynastie, qui règnera durant près de trois siècles de paix intérieures. Tokugawa installe son quartier général à Edo (actuelle Tokyo), qui devient la nouvelle capitale shogunale. C’est le début de l’ère Edo. Sous le shogunat des Tokugawa le territoire du Japon est pacifié et unifié, et l’économie ainsi que la vie intellectuelle et artistique se développent. Edo est désormais la nouvelle capitale administrative. L’une des principales caractéristiques de cette période sera la fermeture totale du pays sur lui-même, ainsi qu’un système social hiérarchique très rigide.

Après la bataille de Sekigahara, Tokugawa procède à une réorganisation de l’État, afin de mettre définitivement fin aux crises. Une importante hiérarchisation des différentes classes de la société est mise en œuvre. Le shogun, à la tête du gouvernement, dirige seul. Il est assisté par des préfets, les intendants des finances, des commissaires aux affaires religieuses et de nombreux inspecteurs. S’ensuivent les daimyos, hiérarchisés selon leur moment d’allégeance aux Tokugawa (avant ou après 1600). Entre 1615 et 1635, de

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nombreux décrets s’efforcent de fixer la population et de limiter au maximum la mobilité sociale. Une véritable pyramide se créée : au niveau inférieur se trouve la classe des roturiers, comprenant par ordre décroissant d’importance les Eta (geishas, rônins, lutteurs, jongleurs ), les marchands, les artisans et enfin les paysans. Le niveau supérieur est réservé à la classe des nobles (bushi) qui commencent au sommet par les daymios, suivis par les gentilshommes et les samouraïs. Chaque personne est ainsi classée selon son métier et sa catégorie dès sa naissance, et il lui est presque impossible d’en changer. Dans Les Amants Crucifiés, Osan et Mohei n’appartiennent pas aux mêmes classes sociales, et cette différence est une entrave à leur amour. L’organisation hiérarchique de la société est également représentée par les dominations qui règnent entre chaque protagoniste : le père de Mohei est molesté par les hommes d’Ishun pour révéler l’endroit où se cache son fils, Ishun est lui-même sous les ordres du ministre, un control d’identité est exigé par les autorités sur des paysans, les domestiques sont liés par contrats…

Une fois cette organisation mise en place,
Tokugawa veut ensuite contrôler la paix et les
daimyos dans le pays. Il met pour cela en place
le système du sankin-kotaï. Ce système de
résidence alternée oblige les daimyos à venir
une année sur deux à Edo afin de rendre des
comptes au shogun, tandis que leurs familles
doivent y résider en permanence. Chaque
daimyo conserve ainsi dans son fief l’autorité
suprême, mais doit faire serment d’allégeance
aux Tokugawa. Cette centralisation du pouvoir
contribue au développement de la ville. Les
voyages annuels des daimyos entre leurs fiefs et
Edo sont l’occasion d’échanger de nombreuses
richesses. Attirés par la présence obligatoire des
nobles, les marchands, les artisans et les gens
de lettres affluent de tout le pays, rendant ainsi
nécessaire la construction de nouvelles routes.
Edo connaît alors un essor démographique, économique et culturel considérable et devient une importante métropole avec des marchés, des écoles et une bureaucratie propre. L’ascension rapide d’Edo se fait au détriment de Kyoto, la capitale impériale, et d’Osaka. Edo devient peu à peu la plus grande et la plus riche des villes. Les réformes politiques, sociales et fiscales entreprises par Ieyasu sont destinées à assurer au gouvernement shogunal le contrôle absolu de la population. Lorsqu’il meurt en 1616, il laisse derrière lui une œuvre considérable et destinée à durer : le Japon, unifié, possède désormais un gouvernement stable.

Après avoir pacifié l’intérieur du pays, le gouvernement ferme ses frontières. Tous les étrangers sont bientôt expulsés, car susceptibles de créer des révoltes internes. En 1635, le shogun Tokugawa Iemitsu prononce la fermeture du pays pour tous les Japonais. Toute sortie du territoire est interdite, et les exilés ne peuvent plus revenir au Japon. Pendant près de deux siècles, le pays va être complètement fermé sur lui-même. Seuls les Chinois et les Hollandais, retranchés dans l’île artificielle de Deshima (dans le port de Nagasaki), conservent le droit de commercer avec le pays une fois par an. Cette situation répond à une volonté du shogun de contrôler le commerce. Cette fermeture du pays a des effets sur l’économie et la production japonaise : la baisse des importations impose au marché intérieur de fournir lui-même les produits nécessaires. Dans Les Amants crucifiés, Ishun est un grand parcheminier, et son entreprise est chargée d’imprimer les calendriers pour les familles nobles. Cette activité prospère montre bien que la société est lettrée, et le travail réalisé par ses employés pour l’impression témoigne des progrès techniques. Le shogunat connaît son apogée au cours du 18ème siècle, mais l’économie prend néanmoins du retard et ne cessera de s’aggraver tout au long de la période d’Edo.

Du fait de la paix durable, qui laisse inactifs un très grand nombre de guerriers, pour la plupart instruits, la culture Edo est particulièrement dynamique. Le développement rapide des écoles et de l’instruction permet l’apparition, aux côtés des classiques études chinoises, des « études nationales » (kokugaku), ainsi que des « études hollandaises » (rangaku). Le théâtre kabuki, le bunraku (théâtre de marionnettes), l’art de haïku (poèmes), l’école picturale Ukiyo-e (les estampes japonaises) datent tous de cette période.

Le néo-confucianisme est l’idéologie officielle du gouvernement dès le quatrième shogun. Le christianisme, parce qu’il menace l’équilibre social, est interdit et dès 1613, les chrétiens sont persécutés. En 1637, près de 40 000 paysans christianisés retranchés à Shimabara, près de Nagasaki, sont massacrés. Le christianisme japonais ne s’en est jamais relevé.

Le début du 19ème siècle va souligner le lent délitement du gouvernement shogunal. Les Occidentaux, notamment les Américains, les Anglais et les Russes, tentent de nombreuses fois de faire ouvrir les ports japonais. Mais le gouvernement d’Edo reste fidèle au sakoku, la politique de fermeture. Le commodore américain Matthew Perry débarque en 1853 et demande l’ouverture du pays. Le gouvernement, affaibli par des crises politiques et économiques, n’est plus en mesure de s’y opposer. En 1854, craignant la menace militaire, le shogunat signe la convention de Kanagawa. Deux ports sont ouverts aux Américains : Shimoda et Hakodate. Les autres pays occidentaux (la France, l’Angleterre et la Russie) ainsi que la Chine en profitent pour signer le même type d’accords commerciaux. Les Tokugawa tentent de réformer l’armée japonaise pour la mettre au niveau de celles des Occidentaux, mais la cour impériale de Kyoto refuse. De plus, elle accuse le shogunat d’Edo d’avoir cédé trop facilement. Quelques actions éparses de Japonais sont tentées contre les Occidentaux, mais rien qui ne puisse empêcher ceux-ci d’entrer dans le pays. Le Japon s’ouvre alors à l’Occident, davantage en raison des démonstrations de la force occidentale que du désir des Japonais d’entretenir des relations avec l’extérieur. Un mouvement d’opposition apparaît alors à l’encontre des étrangers et de la dynastie Tokugawa. Les opposants se rallient autour de l’Empereur à Kyoto et, grâce au soutien impérial, prennent l’initiative d’attaques militaires, notamment dirigées contre les navires étrangers qui se trouvent dans les ports japonais. Les insurgés souhaitent la restauration d’un gouvernement impérial, qu’ils résument par le slogan : sonno joi : « Révérez votre Empereur, expulsez les barbares ». Les efforts des shoguns pour empêcher ces actions demeurent sans effet. Le mouvement contre les étrangers prend fin en 1864, après le bombardement de Shimonoseki par des navires de guerre occidentaux. Les Japonais comprennent dès lors qu’il sera impossible de les chasser. Le shogun, qui a échoué dans sa protection du pays, subit alors la fronde de la cour et de samouraïs mécontents, et le dernier shogun du Japon, Tokugawa Yoshinobu, abdique à la fin de 1867. Les partisans de l’Empereur proclament le 3 janvier 1868 la restauration du pouvoir impérial à Kyoto, qui sera favorable à l’ouverture à l’Occident. Les Tokugawa ne mènent pas de contre-offensive sérieuse, et sont officiellement évincés du pouvoir. Le gouvernement général, qui paraissait solidement ancré deux décennies auparavant, disparaît sans résistance. Secoué une seule fois de l’intérieur, il s’effondre d’un bloc. Ainsi prend fin un régime qui avait duré deux cent cinquante années, laissant place à l’époque contemporaine et à l’ère Meiji (1868-1912).

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SOURCES LITTERAIRES

Les amants crucifiés est adapté de l’œuvre de CHIKAMATSU Monzaemon (1653-1724), considéré comme l’inventeur de la dramaturgie moderne au Japon. On lui attribue plus d’une centaine de jôruri (drames épiques accompagnés en musique), ainsi qu’une trentaine de pièces de kabuki (théâtre japonais). Il crée également avec Takemoto Gidayu (musicien, chanteur et directeur de salle qui inventa de nouveaux modes de récitation) des bunraku, appelé aussi ningyo- jôruri (théâtre de marionnettes japonais où les poupées sont manipulées à vue).

Les historiens s’accordent pour diviser les cinquante années de son activité en quatre grandes périodes. La première, de 1673 à 1685, annonce l’émergence d’un grand auteur. Il écrit alors pour le chanteur Kaga- no-jo des pièces dans le style ancien du ko- jôruri. Les dialogues y tiennent une place importante et le dramaturge se distingue déjà de ses contemporains par une imagination débordante, un romantisme exacerbé, un sens du drame très aigu ainsi qu’une touche d’humour rappelant les grands classiques anciens. De 1686 à 1703, Chikamatsu écrit pour deux interprètes : Sakata Tojuro et surtout Takemoto Gidayu, avec qui il composera trente à quarante ningyo-jôruri. À
la puissance des techniques de Takemoto Gidayu, il apporte de l’humanisme ainsi que des situations quotidiennes aux histoires contées. Les dialogues sont vivants, les répliques incisives, la psychologie des personnages est de plus en plus affinée et les intrigues se renforcent. A cette période, les drames composés sont essentiellement inspirés des grands classiques que l’imprimerie rend accessible, comme le Heike monogatari et le Genji monogatari (romans épiques), le Gikei-ki (« Chronique de la vie de Yoshitsune »), et le Soga monogatari (« Récit de la vendetta des frères Soga »). On retrouve également le thème de l’épopée ainsi que des sujets religieux. De 1703 à 1714, Chikamatsu rédige vingt-huit jôruri sur des thèmes historiques et légendaires, seize drames inspirés de la vie réelle (pour la plupart des faits divers récents), et quatre pièces de kabuki. Il écrit aussi des drames s’inspirant de sujets religieux et des récits de miracles. Il excelle plus particulièrement dans le genre du « double suicide » (shinjû). La pièce Sonezaki shinjû (Double suicide à Sonezaki), inspirée d’un fait réel de l'époque, inaugure une longue série de sewamono (drame bourgeois) au théâtre de marionnettes. Chikamatsu invente alors le théâtre moderne. Les dernières années de sa vie marquent la consécration de l’auteur: la pièce Kokusenyakassen (Les Batailles de Coxinga) attire pendant 17 mois plus de 200 000 spectateurs à Osaka (300 000 habitants). On considère que c’est de cette période que datent ses plus beaux chefs-d’œuvre : six drames modernes et quelques-unes des plus belles pièces du genre historique.

Deux thèmes principaux se retrouvent dans son œuvre : les pièces épiques ainsi que la satire sociale. Le premier type de pièce repose en général sur un conflit entre les préceptes de loyauté et les sentiments au sein de familles nobles, tandis que le second raconte des amours impossibles, qui se concluent en suicides amoureux. Dans le Japon des Tokugawa, après 1603, il était interdit de mettre en scène les événements historiques contemporains, mais Chikamatsu réussit à détourner cette interdiction en y faisant des allusions (par exemple la rébellion des 47 rônins qu’il transpose au XIVème siècle). Mais le thème le plus souvent abordé est celui des shinjû, doubles suicides d’amants contrariés par des contraintes économiques et sociales, ou d’époux brimés par des parents abusifs. L’adultère, crime capital à cette époque, était fortement puni : la femme était exécutée et l’amant tué par le mari. Chikamatsu donne des explications psychologiques à ces comportements humains. C’est à cette époque que le théâtre bunraku connaît son apogée. Après sa mort, en 1724, on continua à jouer quelques-uns de ses drames, mais jamais plus avec le même succès. Lorsque les Japonais découvrirent la littérature occidentale à la fin du XIXème siècle, Chikamatsu Monzaemon fut surnommé le Shakespeare japonais, et ses pièces sont aujourd’hui considérées comme des chefs-d’œuvre de l’art dramatique.

TEMOIGNAGE DU SCENARISTE

Après Une femme dont on parle (1954), aucun projet ne retint l'attention de Mizoguchi. Puis il eut l'intention d'adapter une œuvre de Monzaemon Chikamatsu. (Le titre original des Amants crucifiés est Chikamatsu Monogatari : littéralement, « Les contes de Chikamatsu »). Ce sont ses pièces, écrites pour le Joruri (théâtre de marionnettes), qui constituent presque tout le répertoire classique du Kabuki. Le thème de l'adultère intéressait la production. Parmi toutes les pièces de Chikamatsu, Mizoguchi choisit Dai kyoshi mukashi goyomi qui conte la tragique histoire d'amour de deux jeunes gens de classes sociales différentes. Saikaku, dans ses Koshoku gonin onna (Cinq amoureuses), avait écrit l'histoire de «Osan et Mohei» d'après un même fait divers. La société Daiei voulait que Mizoguchi tourne avec Kazuo Hasegawa, la vedette masculine de l'époque. Ainsi ce dernier fut-il choisi pour le rôle de Mohei. Pour le rôle d'Osan, l'amante de Mohei, Mizoguchi choisit sans hésitation Kyoko Kagawa qui avait joué le rôle d'Anju dans L’intendant Sansho. Cette fois encore, M. Kawaguchi s'occupa du scénario. Comme adaptateur, je n'ai presque pas touché à son scénario qui était excellent. Mais Mizoguchi n'en était guère content et il dit à M. Kawaguchi : «Comment veux-tu que je fasse un film de cette pauvre histoire ! - Mais qu'est-ce qui ne te plaît pas ? Dis-le moi», répliqua M. Kawaguchi. «II est bien fait, ton scénario. Mais ça ne me dit rien d'en faire un film.» Et Mizoguchi n'ajouta aucune explication. M. Kawaguchi abandonna et j'y travaillais à mon tour. Avec Kyuichi Tsuji, j'ai un peu modifié la dernière partie du scénario et surtout centré l'histoire sur les rapports entre Osan et Mohei. Pour cela, nous avons écarté momentanément Chikamatsu et suivi l'intrigue conçue par Saikaku. Le scénario de M. Kawaguchi était très fidèle à l'histoire de Chikamatsu : c'était la fatalité qui faisait de cette histoire d'amour une tragédie. Mizoguchi, lui, voulait absolument une tragédie «sociale» à l'époque féodale. Dès que notre scénario fut terminé, nous l'avons montré à Mizoguchi et à M. Kawaguchi qui allait aussi s'occuper de la régie du film.

Kawaguchi : « Ça ne te plaît toujours pas ? » Mizoguchi : « Si, si. »
Kawaguchi : « C'est-à-dire ? »
Mizoguchi : « C'est-à-dire... Je ne vois pas quel est le sujet. »
Tsuji : « C'est l'histoire tragique d'un amour à l'époque féodale, n'est-ce pas ? »
Mizoguchi : « Ne me fais pas rire ! Où est la tragédie ? Où est l'amour ? Excuse-moi, mais je ne vois rien de tout cela : les deux jeunes gens s'enfuient, on les arrête, on les condamne à mort - c'est tout, n'est-ce pas ? »
Tsuji : « Alors, dans ce cas, c'est la faute de Cerejiimatsu et de Saikaku. »
Kawaguchi : « Eh bien, Mizoguchi, que veux-tu que nous fassions ? »
Mizoguchi : « Rien. Vous n'y arriverez pas ! »
Kawaguchi : « Ne dis pas ça. Essayons de... » Mizoguchi : « C'est inutile. »
Tsuji : « Si, Monsieur, mais il faut que vous nous donniez quelques conseils. »
Mizoguchi : « Je ne saurais pas exprimer mes idées ! »
Kawaguchi : « Mais cependant, tu as bien une idée précise ! »
Mizoguchi : « Je répète qu'il faut réfléchir à la situation sociale des personnages ! »

Tsuji, excédé, voulut tout abandonner, mais comme je connaissais la manière de Mizo-san, j'ai essayé de calmer le mécontentement de mon coscénariste pour que nous nous remettions à travailler. Cette fois, je me suis attaché au portrait du héros (Mohei). J’étais très content de mon scénario. Le président de la Daiei le trouva aussi très bien. Mizoguchi seul n'avait pas l'air content : « Ça manque d'intensité dramatique ! » Cela me démoralisa complètement. « Qu'est-ce à dire ? », demanda, comme pour me défendre, le président à Mizoguchi. « Eh bien, par exemple, répondit Mizoguchi, Osan et Mohei font l'amour dans une chambre d'hôtel après avoir décidé de se suicider. C'est idiot, c'est ridicule. S'ils se sont décidés à mourir, il est impensable qu'ils pensent à faire l'amour ! Ils prennent une petite barque dans le seul but de mourir. Et cela suffit à montrer leur état d'âme à ce moment. Ils sont maintenant au milieu du lac. Et tout d'un coup, ils ne veulent plus mourir. Non qu'ils aient peur de la mort. Mais à l'inverse des mélodrames où les quelques instants volés à la mort sont les plus doux que la vie ait jamais permis, la tentation de la mort évanouie donne le prix de l'existence aux moments futurs, c'est une véritable ouverture. On ne peut mourir ainsi, pensent les amoureux juste avant le suicide. C'est comme ça. Et c'est vraiment dramatique. »

Le scénario définitif des Amants crucifiés fut ainsi achevé après plusieurs versions. Le tournage commença, mais sur le plateau, Mizoguchi eut beaucoup de difficultés à manier l'acteur Kazuo Hasegawa qui se complaisait à critiquer la mise en scène de l'auteur. Mais nous fûmes bien récompensés de tous nos efforts, car ce film se révéla être un chef-d'œuvre de pureté et de noblesse.

Yoshikata YODA
Extrait de « Souvenirs de Kenji Mizoguchi »
Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma

Entretien avec le distributeur du film Julien Rejl

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