Tous les autres s’appellent Ali

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Les indications de chapitrage (« chap. ») renvoient au DVD de Tous les autres s’appellent Ali édité par Carlotta (2005)

 

Chapitre 5, 40’50 – 43’30

 

1. Le mélodrame distancié 

 

Emmi et Ali viennent de se marier. Dès la sortie de la mairie, elle a téléphoné depuis une cabine à l’un de ses enfants pour tous les inviter. Elle ne leur a encore rien dit, et semble se réjouir de la surprise ; il est pourtant évident, pour le spectateur, que la nouvelle de l’entrée d’un Marocain dans la famille va provoquer un scandale. Juste après sa rencontre avec Ali, Emmi était allée se confier à sa fille, Krista, et à son beau-fils, Eugen (joué par Fassbinder lui-même, chap. 4). Le racisme mauvais de ce dernier était alors clairement exposé par une rapide histoire d’antipathie, à son travail, avec un contremaître turc : « Ce sont tous des porcs ! », lançait-il, grossièreté contre laquelle ni Krista, ni Emmi, ne protestaient. Après le malaise du repas de noce dans l’ancien restaurant favori d’Hitler, où l’on quitte Emmi et Ali souriant et muet comme deux pantins hébétés, le film enchaîne donc avec la catastrophe annoncée du rendez-vous avec les enfants comme s’il n’y avait pas d’autre possibilité, pour cet amour, qu’une confrontation systématique avec ce qui le nie.

 

2. La clarté narrative 

 

Combien de temps s’est-il passé depuis le début du récit ? Il semble que tout s’est enchaîné en deux ou trois jours et là encore, le passage entre la scène du restaurant et celle de la présentation aux enfants engendre un flou chronologique volontaire. Ali porte toujours son costume de marié, mais il l’aura aussi dans une scène ultérieure (chap. 9), tandis qu’Emmi n’a pas les mêmes vêtements ; et le raccord sec entre les deux scènes met en continuité l’immobilité à la fois comique et inquiétante du couple, derrière une table du restaurant, avec celle des enfants, en attente devant Emmi. On pourrait donc être le même jour, ou aussi le lendemain. Cette incertitude flottante contraste avec la rapidité et la franchise des réactions des enfants. Aucune ambiguïté : l’entrée d’Ali et l’annonce du mariage déclenchent, après un moment suspendu, des énoncés humiliants et définitifs (« Maintenant tu dois oublier que tu as des enfants. Je ne veux plus rien avoir à faire avec une putain »), le départ des enfants les uns derrière les autres, et l’effondrement d’Emmi. Aucun cas de conscience : le déroulement mécanique et schématique de la scène fait des personnages les jouets transparents de leur haine, les victimes sans résistance de leur désespoir. Seul Ali semble tenir bon, gardant pour lui ses réactions et essayant de consoler Emmi.

 

3. Des moments suspendus 

 

Le raccord entre le couple figé au restaurant et les enfants en attente maintient une tension, un malaise. Qu’est-ce qui passe ainsi, dans le même mutisme, entre Emmi et Ali perdus au fond d’un lieu où il ne devraient pas être et les quatre personnages resserrés dans le cadre ? N’est-ce pas plutôt comme un premier champ-contrechamp à distance, le couple regardant droit devant lui, avec une sorte d’inconscience scandaleuse, tous les groupes haineux à venir ? Si bien que l’on peut dès le premier plan de la scène avoir cette étrange amorce, à la gauche du cadre, du bras d’Emmi, comme si les enfants venaient bien en contrechamp du plan précédent. Lorsqu’Ali entre et que les deux groupes se font face, ce sont les valeurs de leurs regards qui s’affrontent. Difficile d’attribuer une signification à l’expression d’Ali, muet comme d’habitude, un peu ridicule, de guingois dans son unique costume gris. Le lent travelling latéral qui détaille les visages des enfants offre par contre, à la faveur de leur immobilité stupéfaite, une galerie de portraits acerbes où les bileux et les sanguins dévisagent suivant leurs humeurs, mais avec un même jugement. Puis chacun expulse sa colère, en une phrase ou un acte rapide et absurde (briser la télévision à coups de pieds) avant de s’en aller. Emmi, elle, n’a presque pas bougé durant la scène et c’est au même endroit qu’elle s’affaisse en pleurant, clouée sur place par la violence compacte des autres.

 

4. Divisions, surcadrages 

 

Le petit salon d’Emmi semble encombré de meubles trop larges : la grande table basse vide, qui repousse trois des enfants contre le mur du fond lui-même chargé de diverses superpositions géométriques (fenêtres, voilage, rideaux), ou le gros fauteuil rouge pivotant dans lequel se tient le quatrième enfant, à l’avant-champ. Comme si cela ne suffisait pas, l’amorce du bras d’Emmi dans le premier plan, bientôt remplacé par la main d’Ali dans deux autres, vient un peu plus étouffer le cadre. Mais dans cette compression, une ligne de fracture passe. La disproportion entre les silhouettes assises et la main immobile d’Ali, légèrement éclairée de côté par une lumière colorée, comme si elle avait son propre espace, manifeste la différence des tensions qui habitent les corps et leur irrémédiable séparation. Lorsque l’un des enfants commence à fracasser le téléviseur, Ali veut intervenir, mais Emmi le retient immédiatement : la structure du face-à-face, qui décide du montage en champ-contrechamp de toute la scène, ne sera transgressée par personne. Les enfants partis, c’est encore depuis le point de vue qu’ils occupaient qu’est pris le dernier plan sur le couple.

 

5. Corps et couleurs 

 

La mécanisation et la surcharge des réactions des personnages est un premier facteur de distanciation du drame. C’est moins la tragédie familiale qui doit faire réagir le spectateur (refus de reconnaître le mariage, répudiation de la mère par ses enfants) que le décalage presque comique entre la naïveté enfantine du couple et le racisme sans fard des enfants. Ça n’est pas le malheur qui fait peur, mais la stupidité de ses causes et l’incompréhension obtuse de ceux qu’il touche : des monstres d’ineptie se font face. Emmi dans sa blouse noire à motifs bleu et beige, Ali dans son costume gris, se tiennent côte à côte comme deux adolescents endimanchés ; les enfants d’Emmi, visages lisses tendus à la caméra, dans la netteté de l’image uniformément éclairée, laissent voir leur moindre tic. Tout est mis à plat : des médailles accrochées sur le mur derrière Emmi entrent en continuité avec les dessins de sa blouse et ridiculisent son annonce du mariage ; à la faveur du pivotement du fauteuil, les motifs de grosses fleurs blanches sur fond rouge prennent autant de place dans le cadre que l’acte de destruction du téléviseur et en ridiculisent la violence. Second facteur de distanciation, les décors, vêtements et couleurs complotent contre les personnages, révélant la bêtise des êtres par équivalences et confusions discrètes avec la laideur ou le mauvais goût des choses.