Persepolis

Catégorie :

Marji sort d’une déception avec Fernando qui s’est révélé brusquement homosexuel…

– La séquence se situe de 53’10” à  54’43” (soit 1’33”).

Plan 1 – Après avoir conclu que « Â l’amour est un sentiment petit-bourgeois  » mais que « Â Life is life « , Marji, apparemment indifférente au monde, s’absorbe dans sa lecture, silhouette noire (manteau et cheveux) isolée sur un banc sombre, se détachant sur un fond clair façon sfumato évoquant les brumes de l’automne. Elle lève des yeux tristes d’épagneul mais ouverts à  ce qui se présente : une autre forme noire, en amorce, qui vient refermer le cadre.

Plans 2-3 – En contrechamp (point de vue de Marji) apparaît le visage clair, les cheveux blonds, souriant sur un fond de ciel presque blanc, contrastant avec le présage sombre du plan précédent. Une musique romantique renforce cette vision idyllique et un fondu enchaîné commente encore cette vision subjective en remplaçant le visage de Marcus par une boule reflétant la lumière par de multiples facettes, sur fond de ciel étoilé… Elle évoque la fête comme le cosmos : le destin a frappé à  la porte de son imaginaire.

Plans 3 et 4 – Le sentiment de fête l’emporte dans une danse sur fond d’étoiles en mouvement. Leurs corps vêtus de vêtements collants noirs évoluent avec grâce, dans un accord immédiat, au gré de la musique. Un raccord parfait dans le mouvement entre ces plans resserre le cadre sur le couple, en soulignant l’harmonie et les regards amoureux. Pourtant, ce noir et le caractère totalement artificiel du décor (une boîte de nuit réduite à  la nuit et des étoiles de pacotille) laisse planer une sourde inquiétude.

Plans 5-6) – Un fondu enchaîné, suivant la proposition de Marcus (« Â Je te raccompagne ? « ), amène un plan d’ensemble composé de surimpressions décalées d’une grande rue évoquant une ville plus viennoise qu’orientale, renvoyant le spectateur occidental aux clichés de l’Orient des contes, auquel appartient également cette voiture évoluant dans les airs tel un tapis de légende.

Plan 7 – à€ l’intérieur de la voiture, gros plan de Marji regardant amoureusement Marcus, mais avec encore une certaine réserve, marquée encore par son échec précédent : yeux grands ouverts et incrédules, bouche à  peine dessinée d’un trait minime. Les étoiles en arrière-plan prolongent l’effet de merveilleux des plans précédents. Marji est « Â presque  » au septième ciel.

Plan 8 – Contrechamp sur Marcus regardant vers Marji. La banalité du procédé renvoie à  celle de la situation, vécue comme exceptionnelle par la jeune femme, mais très « Â cliché  » pour le spectateur (renforcé par l’écho des étoiles en arrière-plan). Plus que dans le plan précédent, Marcus semble fixer directement Marji (et le spectateur). Nous sommes invités à  partager la fascination de celle-ci pour cette apparition, cette blancheur (cheveux, visage) sur fond noir, et surtout ces yeux clairs et profonds, nécessairement sincères. […]

Plan 10 – La caméra est de nouveau face au couple vu à  travers le pare-brise. Mais cette fois, carrosserie et personnages sont en ombres chinoises. Retour à  la formule de la lanterne magique qui ajoute encore à  l’effet de cliché. Ces ombres dissolvent les personnages et leur personnalité : Marji perd conscience et devient un fantà´me, mais un fantà´me sombre, plein de menaces…

Plan 11 – Introduit par un ciel étoilé, le couple se retrouve en ombres chinoises, prolongeant l’effet du plan précédent, mais cette fois dans le mouvement d’une danse qui emporte les corps dans une sorte de paradis : arbre, lac, fleurs… Les deux canards rappellent les cygnes en mie de pain voguant sur l’eau après la mort de l’oncle Anouche. La fragile architecture décorative se plie à  la composition végétale. Mais les sombres reflets sur le lac demeurent inquiétants.

Plan 12 – Fondu enchaîné sur Marcus qui emporte Marji dans son élan et dans une sorte d’apesanteur. Les deux silhouettes semblent identiques, le corps, la position de Marji répétant celui de Marcus, les écharpes blanches sur fond noir formant les mêmes angles. L’accord parfait se réalise physiquement.

Plan 13 – à€ l’accord physique succède l’accord intellectuel, artistique par un fondu enchaîné rapide. Un décor extérieur romantique à  souhait comme dans un film de Douglas Sirk, avec passage de nuages diaphanes et feuilles qui se détachent au gré du vent d’automne… Le cadre de la fenêtre met en relief le couple, Marcus au travail à  sa machine. Marji l’observant en retrait. Il crée, elle est la muse inspiratrice du grand écrivain… C’est peut-être là  le bug que signalent les montants de la fenêtre, qui cassent la perfection de cette composition idyllique.

Plan 14 – Un volet circulaire produit un rapide changement de lieu. La statue de Mozart – Autriche oblige –, sépare étrangement le couple. Un mouvement de caméra descendant nous a ramenés sur terre (du moins sur neige), le jeune futur prodige est tout à  sa gloire rêvée, mais Marji est plus futile et enfantine, préférant une banale bataille de boules-de-neige. Un instant, recevant une boule dans le dos, Marcus se retourne le visage transformé, furieux, son extase narcissique rompue. Marji prend peur, Marcus bondit sur elle…

Plan 15 – En un instant, Marcus a repris ses esprits, le rêve amoureux se rétablit, bouleversant à  nouveau l’équilibre du monde physique. Le couple descend à  l’horizontale vers l’eau qui pourrait être celle du lac du plan 11, mais est plutà´t hors du temps et de tout lieu, dans un monde et un temps qui n’appartiennent qu’au couple amoureux.

Plan 16 – Un mouvement de caméra rapide vers le bas prolonge ce paradis psychologique vers d’autres sortes de paradis. Allongés de profil dans l’herbe, les yeux clos, ils fument ce qui n’est manifestement pas une simple cigarette. L’herbe, la nature, les fleurs évoquent les mouvements des années 70, prà´nant l’amour, la paix, mêlant nature et paradis artificiels. Marji a trouvé l’amour et s’est insérée du même coup dans son époque et le mode de vie de la jeunesse occidentale.

Plan 17 –  La caméra surplombe le couple à  180°. Elle s’anime d’un mouvement circulaire. Les visages de Marji et Marcus respirent le calme, la satisfaction, le plaisir d’être dans un monde sans pesanteur, physique, sociale, morale… Aux étoiles des plans 2 à  10 se sont substitués les petites fleurs et les papillons. Mais à  la fin de la spirale décrite par le mouvement de caméra, les bords du cadre s’ornent de feuilles sombres annonciatrices de lendemains qui déchantent…

Plan 18 – Du délire quasi psychédélique à  la comédie musicale. On ne sait si l’on doit évoquer West Side Story ou l’univers de Vincente Minnelli, mais Marji est passée des effets de l’Ecstasy à  ceux de la MGM. Sa silhouette évolue sur fond de décor stylisé, de toiles peintes, telle Cyd Charisse se précipitant avec une légèreté dionysiaque vers un Gene Kelly encore hors champ…

Plan 19 – Sur un escalier non moins stylisé, aux formes, courbes et volutes instables, Marji monte au septième ciel, celui où l’attend son nouvel amant, un mystérieux sachet à  la main… Un premier mouvement gauche-droite la montre  grimpant avec allégresse, en image réelle, si l’on peut dire, couleurs du noir et blanc respectées. Une fois le palier passé, dans un mouvement inverse, sa silhouette passe en ombre chinoise, l’escalier s’est assombri, alors que l’élan de la jeune femme demeure guilleret…

Plan 20 – Quoi de plus menaçant que la poignée d’une porte fermée (en insert) ? Surtout lorsque cette porte s’inscrit dans les ténèbres de l’escalier d’un immeuble imprécis, inconnu du spectateur ? Quelle menace se profile derrière cet obstacle ? Quel drame va déclencher la main qui se tend vers cette poignée ?…

Plan 21 – Non ! Aucun drame à  l’horizon. Apparemment du moins. Marji surgit de l’autre cà´té de la porte en plan moyen, purement descriptif, tendant le mystérieux sachet, que l’on comprendra rempli de croissants et autres « Â viennoiseries « . Mais le cadre n’arrive pas à  s’équilibrer. Porte et encadrement sont penchés comme dans un classique du film expressionniste. L’univers merveilleux de la jeune femme, envahi par la noirceur des murs et de la porte, est sur le point de basculer.

Plan 22 – Contrechamp : l’horreur vue par Marji ! En opposition violente et radicale avec l’obscurité alarmante du plan précédent, revoici la blancheur du visage, de la chevelure et du regard de Marcus, redoublé par les éléments homothétiques chez sa compagne… Un drap noir au bas du tableau souligne la noirceur d’âme de Marcus, dont le regard n’exprime que la crainte de la réaction de Marji, en aucun cas la culpabilité, le regret ou l’amour…

Plan 23 – Encadré par une porte ouverte (à  la géométrie cette fois totalement déséquilibrée), le visage de Marji clà´t la séquence. La bouche est largement ouverte à  la différence du plan 1, les yeux écarquillés par l’horreur, le bras tendu que l’on devine tenant inutilement les friandises des temps heureux, illusoires, révolus… Un « Â cri  » que l’on devine aussi angoissé que celui du célèbre tableau de Munch… L’horreur n’est pas seulement psychologique, elle prend une dimension métaphysique, surtout redoublant et accentuant l’échec précédent de Marji…