King Kong

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King Kong vient d’être capturé par Jack Driscoll et Carl Denham, ce dernier l’exhibe sur les planches de Broadway sous le titre de 8ème merveille du monde (en précisant sur l’affiche que c’est son monstre, sa propre attraction !). Jack Driscoll et Ann Darrow sont présents au théâtre, pour une raison essentiellement pécuniaire : ils ont besoin d’argent pour vivre ensemble. Le public, relativement aisé, se précipite en masse pour voir la première de ce spectacle malgré le coût des billets en pleine dépression américaine (voir la remarque du couple de spectateurs devant l’entrée du théâtre à la 77ème minute). La salle se remplit peu à peu, créant une atmosphère électrique où tout devient prétexte à être excédé. (voir l’attitude des spectateurs à la 78ème minute).

La séquence analysée se déroule de la 79ème à la 81ème minutes du film. Cette séquence comporte douze plans et démarre lorsque Carl Denham vient présenter sa 8ème merveille du monde aux spectateurs. Notre analyse sera linéaire, s’arrêtera sur chaque plan pour voir ses propositions et ne cessera de montrer l’enjeu de cette séquence : être un jeu de miroir entre deux îles, Skull et New York, où Kong se perd faute de sacré.

Le premier plan de cette séquence (79ème minutes) est un plan d’ensemble. Le cadre d’un point de vue horizontal et légèrement surélevé va des dix premiers rangs à la scène. Cette image nous montre particulièrement le majestueux rideau qui empêche les spectateurs d’apercevoir cette fameuse 8ème merveille du monde. Toute la mise en scène de cette séquence va travailler un certain suspense, privilégiant un temps d’attente pour frustrer puis combler le désir de voir. Carl Denham applique la même technique de mise en scène classique que Merian C. Cooper et Ernest B. Schoedsasck, car les deux réalisateurs du film nous ont fait attendre la 40ème minute pour apercevoir le roi Kong. Carl Denham, lui, sait aussi qu’il faut créer une atmosphère permettant au regard de sortir de son quotidien pour croire à ce qu’on lui montrera. Il décide donc de faire un discours pour préparer son public, le rendre enthousiaste, c’est-à-dire en mesure de croire.

Le majestueux rideau crée un rappel avec l’île du crâne, les autochtones avaient construit un mur et une porte immense pour séparer leurs territoires et celui du roi Kong. A Broadway, c’est un rideau de théâtre qui fera office d’objet séparant le profane du sacré. Etymologiquement, profane signifie « ce qui est devant », sous entendu ce qui est devant le temple donc un lieu où l’on se rassemble. Le sacré étant au contraire le lieu où l’être se sépare de sa contingence. La mise en scène et le discours de Carl Denham iront dans ce sens : permettre aux spectateurs du théâtre de sortir de leurs considérations du quotidien, de l’animosité de leurs journées pour tendre tout entier vers le spectacle. En un mot, s’oublier !

Le mot divertissement dans King Kong est à entendre au sens Pascalien, il permet d’oublier sa misère : misère sociale (le film est tourné et sort en pleine dépression), misère morale (un monde dominé par l’argent ou les rapports humains ne sont basés que sur l’agressivité, le film est ponctué de séquences de mésentente entre les individus) et misère spirituelle (le roi Kong n’est plus qu’une attraction de foire à New York).

Le deuxième plan est un plan demi-ensemble, nous apercevons les spectateurs captifs. Désormais l’égale lumière et leurs tenues de soirée les rendent quasiment identiques. Ce plan nous montre des personnages transformés en un seul corps : le public. Analyser un film, c’est également prendre en compte toute son œuvre sonore. Le compositeur Max Steiner va jouer avec les différentes sources possibles de la musique. Dans les deux premiers plans, la musique paraît intradiégétique (dans l’univers de la fiction) comme si celle-ci était une musique de fosse pour faire patienter les spectateurs. Puis au fur et à mesure des plans, la musique ne vient plus de l’univers de la fiction mais semble commenter, surligner l’action : elle devient extradiégétique (accompagnant la fiction mais sans que la source provienne de son univers). Max Steiner nous donne ainsi une leçon de modestie, ce serait faire une lecture téléologique de la musique de film que de la considérer pompière, la composition de Steiner est un véritable guide musical des futurs bandes originales américaines, avec un seul mot d’ordre : être au service du film. La composition doit épouser chaque ambiance, la renforcer, au mieux la créer mais ne saurait être dissonante avec le récit.

Le troisième plan est un plan moyen sur Carl Denham s’adressant au public, l’échelle de plan s’étant rapprochée (on passe d’un plan d’ensemble à un plan moyen), nous pouvons apercevoir les motifs inscrits sur le rideau. Ces motifs semblent des formes diverses copiant des colonnes doriques, des signes tribaux et tous les attributs classiques du rideau d’avant-scène. Ce maillage est donc une sorte de métonymie de la force du film : son syncrétisme. C’est-à-dire que le film regroupe des éléments provenant de cultures diverses : Judéo-Chrétienne (île du crâne = Golgotha), Tribal (le sacrifice d’Ann Darrow), le folklore universel (La belle et la bête) ; l’actualité (la dépression américaine). Le tout saupoudré d’auto fiction car Cooper et Schoedsack sont des réalisateurs de documentaire, partis dans de lointaines contrées pour amener au public américain, un ailleurs (voir Chang, leur deuxième film)

Si King Kong est une des seules fables cinématographiques à s’être élevée au rang de mythe, c’est parce que le film a « bricolé » avec tout un imaginaire collectif en ne cessant de créer un montage symbolique entre les éléments les plus divers.

Lors du discours de Carl Denham, du 4ème au 7ème plan, l’axe reste le même : Carl Denham est toujours dans le cadre mais l’échelle de plan varie. Le 4ème plan est un plan rapproché taille puis nous passons en plan d’ensemble (5ème plan), en plan rapproché taille (6ème plan) et enfin en plan moyen (7ème plan). Pour quelles raisons avoir découpé la séquence ainsi ? Les réalisateurs auraient pu filmer cette partie avec un seul plan mais ils ont préféré multiplier les plans. L’enchaînement des plans avec un même axe engendre une excitation visuelle, nous nous attendons à voir le rideau se lever et Kong apparaître à chaque changement de plans. Ce choix s’inscrit donc dans la même volonté de fabriquer du suspense, c’est-à-dire de réaliser un décalage entre l’envie de voir du spectateur et ce qu’on lui montre. Cette attente renvoie, également, à celle créée avant l’apparition du monstre sur l’île du crâne.

C’est ce que le 8ème et 9ème plan nous suggère, le même gros plan sur Kong est utilisé lorsque Kong apparaît pour la première fois à l’écran et devant Ann Darrow. Le film semble suivre un fil linéaire , mais ne cesse de faire tisser des rappels entre chaque séquence : les séquences se passant à New York renvoient au plan près à celle de l’île du crâne et inversement.

Les trois derniers plans nous proposent d’entendre la douleur de Kong. Si l’on est attentif, on entendra une série de complainte de Kong lorsqu’Ann arrive et surtout lorsque son futur mari la rejoint sur scène. Cris de jalousie, et menace à craindre pour le spectateur, qui anticipent le bruit et la fureur des dernières séquences.

Les plans suivants, qui excèdent notre extrait, voient l’apparition des journalistes qui photographieront Kong, mais aussi Ann. Il est possible d’imaginer que Kong se libère de ses chaînes, non parce qu’elles le contraignent, mais par jalousie, il en veut aux journalistes d’offrir aux autres ce qui lui était exclusivement réservé : contempler Ann, soit cette incarnation contemporaine du sacré, l’Amour, qui le séparera de lui-même.

Outils : cette partie est faite également avec deux liens avec des fiches pédagogiques très intéressantes et claires qui complètent mes analyses.