Une histoire vraie

États-Unis, France (1999)

Genre : Drame

Écriture cinématographique : Fiction

Archives CAC, Collège au cinéma 2002-2003

Synopsis

Alvin Straight, 73 ans, vit avec sa fille Rose dans un petit pavillon de Laurens, une bourgade de l’Iowa. Il apprend que son frère Lyle, qu’il n’a pas vu depuis dix ans, vient d’avoir une attaque cardiaque et décide d’aller lui rendre visite à Mount Zion (Wisconsin). Seulement, cinq cents kilomètres les séparent et Alvin, qui marche avec deux cannes, n’a pas le permis et déteste se laisser conduire. Il choisit donc d’y aller en tondeuse à gazon et entreprend son périple.

Après une première tentative avortée, Alvin achète une nouvelle tondeuse et reprend la route au grand dam de sa fille et de ses amis de Laurens. Il croise une auto-stoppeuse qui a fui sa famille parce qu’elle était enceinte, lui offre l’hospitalité et, en racontant sa vie et celle de sa fille, privée par l’État de la garde de ses quatre enfants, parvient à convaincre la jeune femme de revenir vers les siens.

Plus loin, il confie à un groupe de cyclistes sa tristesse face à la vieillesse et croise une automobiliste hystérique qui renverse un daim chaque semaine sur la même route.

Le monde autour de lui roule à vive allure. Pas Alvin qui contemple les paysages qu’il traverse.
Il manque l’accident lorsque la courroie de sa tondeuse l’che en pleine descente et, hébergé par un couple, échange dans un bar ses souvenirs de la Seconde Guerre mondiale avec un ancien soldat comme lui. Après que deux jumeaux ont réparé sa tondeuse, Alvin raconte à un pasteur qui connaît son frère leur enfance passée à la campagne à contempler les étoiles.

Après à une ultime panne, Alvin arrive enfin chez son frère, Lyle. Ce dernier est ému de constater avec quel véhicule son frère a fait le chemin jusqu’à lui et lève les yeux vers le ciel qui se remplit d’étoiles.

Générique

Titre original : The Straight Story
Titre français : Une Histoire vraie
Producteurs : Mary Sweeney et Alain Sarde,
pour Films Alain Sarde, Picture Factory et Studio Canal +
Scénario : Mary Sweeney et John Roach
Image : Freddie Francis
Décors : Jack Fisk
Costumes : Patricia Norris
Montage : Mary Sweeney
Musique : Angelo Badalamenti

Interprétation :

Alvin Straight / Richard Farnsworth
Rose / Sissy Spacek
Lyle / Harry Dean Stanton
Dorothy / Jane Galloway Heitz
Bud / Joseph A. Carpenter
Sig / Donald Wiegert
Le docteur Gibbons / Dan Flannery
Le vendeur John Deere / Everett McGill
Crystal / Anastasia Webb
La femme en voiture / Barbara Robertson
Danny Riordan / James Cada
Darla Riordan / Sally Wingert
Janet Johnson / Barbara Kingsley
Johnny Johnson / Jim Haun
Verlyn Heller / Wiley Harker
Harald / Kevin Harley
Thorvald / John Harley
Le pasteur / John Lordan

Film : Couleurs CinémaScope (1/2,35)
Durée : 1h51
Année : 1999
N° de visa : 98 303
Distribution : Studio Canal
Sortie en France : 3 novembre 1999

Autour du film

Retrouver le sentiment d’être-au-monde

Dès le générique, la dynamique et la respiration d’Une histoire vraie nous sont données. La caméra avance très lentement au cœur d’un ciel constellé d’étoiles pendant que les crédits apparaissent et disparaissent doucement. Ce plan unique, toile sans véritable profondeur, parce qu’il précède tous les autres et ouvre le film, en livre déjà la clé et s’annonce comme le déclencheur même du ruban de pellicule qui va suivre. C’est bien en effet pour pouvoir voir de nouveau la nuit constellée avec son frère Lyle, comme ils avaient l’habitude de le faire dans leur enfance, qu’Alvin Straight effectuera son étrange et déterminé périple. Construit en boucle, Une histoire vraie fait le chemin qui mène d’une vision disparue de l’enfance (le premier plan) à sa réapparition, une vie plus tard (le dernier plan, identique). Il ne s’agit de rien d’autre que de retrouver ce regard passé, innocent, qu’Alvin et son frère portent sur le monde.

Il est temps, en effet, de parler de poésie à propos de Lynch. À ne disserter que sur son génie du bizarre et de l’étrange, sur son art sans égal à manier les concepts, on en oublie le premier contact de l’artiste avec son œuvre, cette lente projection de son être le plus intime, bref cette logique de la rêverie qui dirige aussi bien la ligne générale de son film que la façon de capter chaque plan, jusqu’au moindre détail de ce plan. Une histoire vraie, épuré de tout prétexte social, de toute démonstration, livré au seul rythme de cette étrange aventure en tondeuse à gazon, apporte la preuve éclatante d’une démarche unique dans le cinéma américain où la rêverie de l’auteur est la raison même de l’existence de son œuvre.

La ligne droite

Adapté d’une histoire vraie comme l’indique le titre français, The Straight Story, identique en cela à tous ses autres films, est avant tout l’histoire d’un parcours, le parcours d’un homme qui cherche à resserrer des liens défaits depuis dix ans. Parcours animé d’un mouvement inexorable, celui-là même de la ligne jaune et droite tracée sur la route (plan rituel qu’on trouvait déjà dans Sailor et Lula et Lost Highway) empruntée par Alvin Straight. Cette sensation de chemin inexorable, ou plus exactement de ligne droite épouse la rêverie du cinéaste. Et si le titre original du film est The Straight Story, ce n’est pas seulement parce qu’on nous conte “l’histoire d’Alvin Straight” mais parce qu’il s’agit aussi d’une histoire droite comme la ligne parcourue.

Loin d’être platement réaliste et naturaliste, le trajet accompli dans Une histoire vraie est celui, mental, de cet homme à la recherche de lui-même, de son frère, de son passé, et d’un dernier regard lucide sur le monde. D’où l’absence de profondeur et de ligne de fuite dans l’univers traversé. Lynch marque les étapes de l’évolution de cette recherche et les indique à l’aide de chacun des personnages rencontrés qui sont comme autant de projections d’Alvin Straight aux différents moments essentiels de sa vie. Il y a l’auto-stoppeuse qui rappelle à Alvin ce qu’a représenté pour lui la famille et le malheur de sa fille. Il y a les cyclistes qui lui font penser à la jeunesse vigoureuse dont il faut profiter avant de ne plus pouvoir se mouvoir comme on le veut quand le corps trop vieux n’en fait qu’à sa tête. Il y a l’ancien soldat, cet autre double qu’il reconnaît au premier coup d’œil et qui lui rappelle pourquoi il buvait en revenant du front (il y a tué un homme). Tous ces personnages sont comme autant de déclencheurs de souvenirs et tous seront transformés par ce que leur raconte l’homme à la tondeuse, tous pourront vivre davantage en harmonie avec le monde et l’univers.

Changer le rapport au temps

Dans Une histoire vraie, la durée épouse celle du rythme d’Alvin et de son déplacement. Et, en dehors des plans récurrents vus du ciel, le point de vue général du film sera aussi le sien car comme le dit le vieil homme, “on voit bien mieux les choses assis”. Ce que David Lynch voit grâce à ce changement de durée et de position diffère de tout ce qu’il a pu filmer auparavant. Mary Sweeney, productrice, scénariste et monteuse du film, se souvient d’ailleurs : “Quand nous avons commencé le tournage, nous roulions au rythme d’Alvin et nous avons réussi à vraiment voir des choses : nous nous sommes aperçus que nous avions presque tout raté en roulant vite. Tel apparaît le véritable sujet d’Une Histoire vraie : comment retrouver la bonne vitesse et la bonne distance pour voir et comprendre le monde et l’univers. Telle est aussi la seule manière de resserrer les liens. Une histoire vraie est hantée par les liens défaits, entre les êtres, entre l’homme et la nature, entre l’homme et la machine… Dès le premier plan sur le pavillon des Straight, Lynch met en scène ces déséquilibres, ces coupures fatidiques : d’un côté le pavillon où Alvin chute, de l’autre, la voisine Dorothy qui se fait bronzer (figure même de ces personnages “plastiquement” figés dans le décor). Toute la mise en scène de Lynch s’élabore ainsi sur ce qui sépare les personnages (la distance, une porte, les éléments du décor dans les cadres, les barrières) et qu’Alvin et le film vont résorber par le voyage. Tout cadre est ainsi construit sur ce qui sépare les personnages comme le cadre de la fenêtre qui sépare Rose de l’enfant et son ballon (qu’elle projette en vision ?) au-dehors. Chaque personnage rencontré fera l’histoire d’un lien défait qu’on essaie de renouer. Telle est la motivation véritable du voyage d’Alvin, qui sentant la mort approcher (les lents fondus au noir où la lumière se meurt, comme absorbée peu à peu par le noir) essaie de changer la hauteur et la vitesse avec laquelle les hommes regardent le monde pour vivre en harmonie avec lui. Pour pouvoir, enfin, regarder le ciel constellé d’étoiles et sentir qu’on en fait partie.
Cédric Anger, in Dossier “Collège au cinéma” n° 127

Autres points de vue:

Une vraie histoire de cinéma
Une histoire vraie est un conte, un rêve, troué d’éclats de cauchemar, là inquiets, ici insolites ; c’est une balade aérée en même temps qu’un sûr cheminement vers la mort – cette histoire et ce voyage sont les derniers, si Lynch n’insiste jamais, son film pourtant ne parle que de cela. C’est une histoire vraie devenue une vraie histoire de cinéma. Un film simple, classique parce qu’un peu secret, limpide et changeant comme un cours d’eau.”
Clélia Cohen, in Les Cahiers du cinéma, n° 540, novembre 1999.

Une montée vers la sagesse
“L’insertion et la progression du vieil homme dans une nature à sa mesure, accueillante et réconciliatrice (on pense à quelques films du vieux Ford […]), imposent l’idée d’un voyage initiatique – d’un de ces voyages au cours duquel le héros , généralement jeune et encore vert, prend possession du monde. L’originalité du voyage d’Alvin est que le voyage qui le révèle, ou plutôt qui le libère (la rencontre du vétéran et celle de son frère), est une montée vers la sagesse et, nul ne peut en douter, une préparation à la mort. Parler d’allégresse serait trop dire, mais c’est de ce côté qu’il faut chercher. Alvin est un sage que n’effleure pas le doute, malicieux derrière la fumée de ses gros cigares – au fait, dans cette Amérique généreuse tellement à rebours des images qui flottent dans l’air du temps où le rural des Grandes Plaines est le plus souvent une brute éthylique à la gâchette facile, on fume beaucoup. Avec ses poils blancs mal taillés, son Stetson que lui enlève le vent des camions qui le doublent, et cette bonté nourrie d’expérience qui font de lui un grand-père universel et idéal, il vient de loin dans le temps et l’imaginaire. D’une Amérique rêvée.”
Jean-Pierre Jeancolas, in Positif, n° 465, novembre 1999.

Une urgence dans la lenteur
“Ciels expansifs, collines tranquilles et champs fertiles. […]Lynch filme ici en peintre, cheminant sur les traces d’Edward Hopper, des pionniers du western. […]

Son odyssée farfelue concentre à la fois toute la force d’un amour fraternel et la puissance orgueilleuse d’une foi qui n’a rien de religieux. Alvin Straight, mal en point, défie sa propre mort en même temps que celle de son frère. C’est le paradoxe troublant du film : son sentiment d’urgence dans la lenteur. À l’échelle de ce héros romantique contre-nature, la vie défile autrement, tout est transfiguré.”
Jacques Morice, in Télérama, 3/9 novembre 1999.

Vidéos

Les bruits

Catégorie :

Le son d’un film est le résultat du mélange (le “ mixage ”) de trois bandes magnétiques différentes :

  1. La bande des dialogues
  2. La bande musique
  3. La bande bruits, composée des bruits proprement dits (bruits de pas, chute d’objets…) et des « ambiances » (vent, pluie, brouhaha…).

Lors du mixage, on établit une “ version internationale ” (V.I.) qui ne comporte que la musique et les bruits, et sur laquelle on pourra enregistrer de nouvelles paroles en langue étrangère.

Il est donc nécessaire de séparer le mieux possible les paroles des bruits. L’ingénieur du son va donc, dès la prise de son sur la tournage, privilégier la parole et atténuer les bruits et enregistrer des “ sons seuls ”, c’est-à-dire des bruits et des ambiances sans la voix des comédiens.

Certains bruits ne peuvent être enregistrés “ en direct ” ; trop puissants, trop faibles ou déformés, ils paraîtraient faux. On a alors recours à un bruiteur, artiste qui, dans un auditorium, fabrique, à l’aide des objets et ustensiles les plus incroyables, les bruits et ambiances en synchronisme avec les images du film qui défilent sur un écran. Cette opération est appelée “ bruitage ”.

Jacques Tati a pleinement utilisé cette possibilité de “ recréer ” artificiellement les sons pour leur donner une valeur comique. Ainsi, lorsque nous pénétrons dans l’usine de M. Arpel, cet univers industriel est quelque peu ridiculisé par les incessants va-et-vient de la secrétaire, dont le bruit de ses talons-aiguilles est “ bruité ” avec des balles de ping-pong !


Analyse et montage : Cécile Paturel

Pistes de travail

  • Comme au cinéma, “assis, on voit mieux les choses” !

    Dans un premier temps, situer le film dans l’histoire du cinéma américain et expliquer d’où vient l’imaginaire visuel et spatial du film (le western, le road-movie). On pourra à ce titre évoquer tous les éléments du western qui ponctuent le film par endroits (l’allure de cow-boy d’Alvin, les feux de camp et bivouacs, la tondeuse qui fait office de monture…) et comparer le travail visuel qu’opère Lynch avec les grands espaces américains à ceux de cinéastes comme John Ford ou Anthony Mann.

  • Le fonctionnement d’un conte

    On pourra aussi souligner les allures de conte qu’a le récit d’Une histoire vraie, le scénario s’élaborant sur un trajet à accomplir ponctué de multiples rencontres (les jumeaux, les cyclistes, le pasteur…) proches de celles d’Alice dans les histoires de Lewis Carroll. L’imaginaire même du conte et du merveilleux hante les étapes du voyage d’Alvin (la rivière à traverser, le cimetière, le ciel étoilé, l’orage, les apparitions comme celle de l’enfant avec son ballon qui apparaît à Rose en pleine nuit).

  • Les doubles

    On pourra aussi montrer comment le récit se déploie sans cesse sur un système de doubles et de rimes visuelles (le ciel étoilé, les moissonneuses-batteuses, les jumeaux…) et narratives (la chute d’Alvin et l’attaque de Lyle, l’incendie à la source des malheurs de Rose et la répétition des pompiers, le déambulateur refusé par Alvin et dans les mains de Lyle, etc.).

  • La mise en scène

    Montrer, images à l’appui, les grands axes de la mise en scène de David Lynch dans Une histoire vraie : sa façon de séparer dans un premier temps les personnages les uns des autres dans le cadre (par une porte, une fenêtre, un mur, un feu de camp, une barrière, un champ-contrechamp…) et sa manière de filmer l’emprise de la route et du paysage d’abord montrés comme une ligne de fuite lorsque Alvin s’en va puis comme en à-plats, comme s’il s’agissait d’un monde sans profondeur, d’une toile aplanie. Mettre en évidence le travail de Lynch sur la ligne droite au cœur de la mise en scène et de l’imaginaire d’Une histoire vraie (comme le suggère le titre original : The Straight Story).

  • La fixité

    On pourra aussi faire comprendre aux élèves la façon dont le cinéaste fait de son film une œuvre sur le refus de l’immobilité et de la fixité en démontrant pourquoi la chute initiale d’Alvin dans sa cuisine déclenche son mouvement et son refus de l’inertie. Pour appuyer cette démonstration, on pourra faire voir aux élèves comment Lynch filme la petite ville de Laurens comme un monde immobile, symétrique et désespérément figé, retrouvant ainsi les compositions plastiques des peintres hyperréalistes américains tels Edward Hopper ou Norman Rockwell.

  • Une façon de voir le monde

    Enfin, il faudra bien faire comprendre aux élèves que le cinéaste et son personnage proposent de renouer avec une nouvelle façon de voir le monde (moins vite et assis) pour vivre de nouveau en harmonie avec l’univers. Montrer comment la position d’Alvin et son rythme lui permet peu à peu de resserrer tous les liens défaits dans sa vie (avec son frère, sa machine…), comme dans celle des autres (la jeune fille enceinte, le vétéran de la guerre…).

    Mise à jour: 20-06-04

Expériences

Le road-movie

Si le ton et le style cinématographique d’Une histoire vraie semblent totalement inattendus et uniques dans la filmographie de David Lynch, l’obsession du trajet à accomplir ne hante pas son œuvre pour la première fois. De l’autoroute opaque et mystérieuse de Lost Highway au chemin infernal accompli par Sailor et Lula qui passent sans cesse d’un lieu à un autre en traversant des zones d’étrangeté sans perdre de vue leur direction générale, le road-movie et ses préceptes sont au cœur de son cinéma. Genre américain par excellence, le road-movie est au centre de l’histoire du cinéma d’Outre-Atlantique et touche à l’imaginaire même de ce qui a fondé l’Amérique. Toute l’histoire du cinéma américain tourne autour de cette idée du trajet et d’un espace à conquérir. En faire la petite histoire permet de mieux situer l’œuvre de David Lynch dans celle de la cinématographie U.S.

D.W. Griffith

Prenons l’exemple du père fondateur du cinéma hollywoodien, David Wark Griffith. Face à l’étendue de l’art vierge qu’était le cinéma à son époque, l’auteur d’Intolérance se retrouvait dans la même situation que ces pionniers audacieux qui l’avaient précédé de quelques décades sur le sol américain et avaient fondé cette grande nation. Ces attitudes, celles des pionniers comme celle de l’artiste novateur, engendrent nécessairement un conflit entre l’esprit d’aventure et le respect des traditions. Il ne faut donc point s’étonner de voir là le conflit fondamental qui est à la base de l’œuvre même de Griffith (dans Naissance d’une Nation et America) et, ayant traversé tout le siècle, au cœur même de l’imaginaire d’Une Histoire vraie.

Chez l’un comme chez l’autre, la construction visuelle obéit au même principe. Ils commencent toujours par une vision paradisiaque, succession de plans généraux, de moments heureux, où s’établit un accord parfait entre le cadre et son espace (pensons au début d’Une Histoire vraie et de Blue Velvet). Le bonheur, la paix règnent. Mais à l’intérieur de ce monde plane la menace de la dramatisation. Chez Griffith, ce conflit, ce danger, est souvent introduit par un homme qui veut substituer une autre vision édénique à celle existante (tel le père nordiste et fanatique de Naissance d’une nation). Chez Lynch, ce danger ne survient pas : il avance dans le même mouvement que la vision édénique du monde, planant sous elle, comme son double maléfique. Dès lors, chez Griffith, la lutte entre l’espace et le cadre s’instaure. Rendu à sa nature intime, l’espace redevient foncièrement hostile. De pacifique, il se change en haut lieu de guerre, de violence et de mort. Plus il est vaste sur l’écran, plus il recèle de dangers (cf. les plans généraux qui découvrent les batailles dans Naissance d’une nation). Comme pour fuir ce danger, la caméra le morcelle et les personnages cherchent à se réfugier dans un cadre de plus en plus étroit. En vain. C’est ainsi que la motivation qui pousse Griffith à saisir par des plans rapprochés le visage pathétique de ses personnages le força à inventer le récit dramatique au cinéma et sa mise en scène. Dès lors, après lui, le cinéma américain sera obsédé par les confrontations de l’homme et de l’espace. Le western pouvait alors connaître ses premières grandes heures de gloire. Et le western est l’ancêtre du road-movie.

John Ford

Héritier direct de Griffith, John Ford est le premier grand auteur de westerns et l’imaginaire de l’espace américain est au cœur de son œuvre. Comme Lynch, Ford travaille davantage le langage poétique que le langage narratif et récitatif. Le jeu sur les éléments (eau, fumée, feu) y est très important comme les notions de terre et de ciel. C’est sur l’équilibre (ou le déséquilibre) de leurs rapports que s’élaborera toute la mise en scène de Ford qui sait comme personne cadrer ce qui sépare le sol des nuages : les rochers. Ses personnages doivent se confronter à l’espace pour s’accomplir. Il ne s’agit pas là seulement d’un but à atteindre mais de se laisser envoûter par une errance tout autant intérieure que géographique. Dès lors un conflit naît, central, entre la nécessité de l’action (conquérir l’espace, avancer) et la contemplation.

Un autre conflit à l’œuvre chez Ford trouvera son écho dans la mise en scène d’Une histoire vraie : celui qui oppose l’horizontalité à la verticalité. Verticalité double, celle de la hauteur (pylônes, arbres, cactus, poteaux) et celle de la profondeur, la perspective ; et Horizontalité souvent attachée aux sentiments de mort, de repos, d’un monde figé qu’il faut fuir. Alvin Straight lui-même, contraint à une horizontalité forcée au début d’Une histoire vraie après sa chute dans sa cuisine, voudra se confronter et ressentir la verticalité du monde et de la route, de l’espace américain.

Raoul Walsh et Howard Hawks

Ancien collaborateur de Griffith, Raoul Walsh se prendra toujours d’affection pour les héros livrés à un espace gigantesque qui n’existe que pour servir à leur emportement, leur fureur, leur élan, leur ambition, leurs rêves démesurés. Tout chez lui sera affrontement et combat singulier avec l’espace, que ce soit celui brillant et trompeur de la ville (L’Enfer est à lui, Ces merveilleuses années 20) ou des montagnes (High Sierra, Colorado Territory). Howard Hawks, lui aussi, élabora toute son œuvre sur le combat singulier de l’homme et de la nature. La nature et l’espace sont les ennemis de ses personnages et l’Homme n’est chez lui que lorsqu’il poursuit l’espace. Il doit s’imposer physiquement au monde, lui imprimer sa marque par son travail (cow-boys, chasseurs dans Hatari…). La dépense d’énergie qui en résulte constitue la preuve de sa raison d’être au monde.

Nicholas Ray et Anthony Mann

À partir de la fin des années quarante, de nouveaux cinéastes interrogent et mettent en doute, en crise, cette confrontation du héros américain à l’espace qui l’entoure. Ils ont principalement pour noms Nicholas Ray et Anthony Mann. Chez eux, la conquête de l’Ouest est vaine et vouée à l’échec. Plus torturés que forces de la nature, leurs héros sont les proies du doute, des failles intimes et du manque de confiance en soi. Leurs rapports à l’immensité de l’espace ne peuvent plus être identiques.

Le “road movie” depuis les années 70

Après une période ouvertement tournée vers la ville dans le droit fil des explosions des nouvelles vagues du monde entier, le cinéma américain retrouve les grands espaces et renoue avec le road-movie à la fin des années soixante avec les œuvres d’Arthur Penn (Bonnie and Clyde), Dennis Hopper (Easy Rider) et surtout Terrence Mallick (Badlands, Les Moissons du ciel). L’espace traversé par les personnages n’est alors plus neutre, les êtres y projettent leurs désirs ou leurs craintes, voire, comme chez Terrence Mallick (jusqu’au récent La Ligne rouge), leurs aspirations poétiques. Quittant l’Europe, le pourtant très urbain Wim Wenders perdra lui aussi ses personnages dans l’immensité de l’espace américain (Paris Texas, Si loin si proche). Aujourd’hui, seuls David Lynch, Clint Eastwood (Impitoyable, Un monde parfait) et Gus Van Sant (My Own Private Idaho) semblent encore hantés par l’imaginaire historique et pionnier de l’immensité et de la route. Et les parcours géographiques sont aussi chez eux autant de cheminements intérieurs et intimes.

Outils

Bibliographie

David Lynch, Michel Chion, Ed. Cahiers du Cinéma, 1992.
Entretiens avec David Lynch, Chris Rodley, Ed. Cahiers du cinéma.
Eraserhead, un film de David Lynch, Olivier Smolders, Ed. Yellow Now.
Le purgatoire du sens ; Lost Highway de David Lynch, Guy Astic, Ed. Dreamland.
Lost Highway, David Lynch et Barry Gifford, Ed. Cahiers du cinéma.
Mulholand Drive, David Lynch, Ed. Cahiers du cinéma.

Vidéographie

Dune. Distribution ADAV n° 10823
Elephant man. Distribution ADAV n° 18 427
Une histoire vraie. Distribution Studio Canal+ (droits réservés au cadre familial)

Films

David Lynch de Guy Girard