Tigre et Dragon

Chine (2000)

Genre : Aventure

Écriture cinématographique : Fiction

Archives LAAC, Lycéens et apprentis au cinéma 2004-2005

Synopsis

Chine, XVIIIe siècle. Illustre guerrier, Li Mu Bai quitte la vie chevaleresque pour retrouver la femme qu’il aime, Yu Shu Lien. Mais sa mythique épée Destinée est volée par un guerrier mystérieux, sous le masque duquel se cache la jeune aristocrate Jen. Disciple de sa gouvernante, la meurtrière Jade la Hyène, elle a acquis une grande maîtrise technique. Son mariage arrangé est interrompu par son amant Lo, l’obligeant à fuir par monts et par vaux. Rattrappée par La Hyène, elle est utilisée comme appât pour attirer Shu Lien et Li Mu Bai. Empoisonné par La Hyène, ce dernier, longtemps intrigué par Jen, déclare sa flamme à Shu Lien avant de mourir. Désespérée et coupable, Jen entame l’ascension du mont Wu Tang, d’où elle se jette.

Distribution

Guerrier légendaire, Li Mu Bai abandonne les armes pour l’amour d’une femme. Son respect de la tradition, notamment martiale, dicte une morale lui interdisant toute violence inconsidérée, et le contraint à retenir ses émotions. Mais cette maîtrise de soi est justement contredite dès lors qu’il abandonne la vie chevaleresque pour le mariage. Dans ses hésitations s’engouffre la jeune et séduisante Jen. Celle-ci le mènera vers la mort, après s’être montré sous un jour intolérable, contraire au flegme du maître d’arts martiaux, lors du meurtre de La Hyène.
Shu Lien fait peu usage de sa technique martiale et vit avec Li Mu Bai un amour courtois, sinon larvé. Sœur du frère d’armes défunt de Li Mu Bai, elle semble depuis longtemps faire preuve d’abnégation, craignant ce mariage contraire à la bienséance. Elle assiste, impuissante, au désir de Li Mu Bai pour Jen. Néanmoins, il lui a confié son épée Destinée, attribut à l’indéniable connotation phallique, et c’est à elle qu’au moment de mourir, il déclare son amour.
Jade la Hyène est l’ennemie de Li Mu Bai, depuis qu’elle a assassiné son maître. Ang Lee a confié ce rôle à Cheng Pei-Pei, star du wu xia pian des années 60, notamment de L’hirondelle d’or de King Hu. Son ressentiment provient du lointain refus des maîtres du Wu-Tang de la prendre pour élève. Elle oppose ainsi au patriarcat une colère clairement féministe, rendant d’autant plus insupportable à ses yeux sa défaite face à Li Mu Bai.
Jen a deux origines. L’une est l’aristocratie de son père gouverneur, la contraignant au respect des coutumes et à l’acceptation d’un mariage imposé. L’autre est l’enseignement secret de sa gouvernante Jade la Hyène, dont elle retient la méfiance et le haine pour les hommes. S’étant dégagé des modèles d’abnégation (Shu Lien) et de ressentiment (La Hyène), elle porte dans le film l’espoir d’une nouvelle condition féminine.

Générique

Titre original : Crouching Tiger, Hidden Dragon
Réalisation : Ang Lee
Scénario : Hui Ling Wang, James Schamus, Kuo-Jung Tsai, d’après le roman de Wu Du Lang
Image : Peter Pau
Son : George Huey Long
Montage : Tim Squyres
Décorateur : Timmy Yip
Chorégraphe : Yuen Woo-Ping
Musique : Dun Tan
Durée : 1h59
Sortie française : 4 octobre 2000
Interprétation :
Li Mu Bai / Chow Yun-Fat
Yu Shu Lien / Michelle Yeoh
Jen / Ziyi Zhang
Lo / Chen Chang
Jade La Hyène / Pei-Pei Cheng

Autour du film

Thomas Sotinel (Le Monde, 4 octobre 2000)
“C’est un film de kung-fu, entre autres… On pénètrera un peu, si on ne l’a jamais fait, dans le monde des arts martiaux chinois, cette mythologie qui a irrigué tous les ghettos du monde en même temps que le reggae. (…)
Entre le code d’honneur rigoureux des chevaliers errants et les désirs inextinguibles de la jeune fille, Tigre et Dragon (…) se transforme alors en drame à la fois séduisant et cruel. (…) Michelle Yeoh a été l’une des premières vedettes féminines des films d’arts martiaux. Sa puissance physique, son élégance lui servent ici à construire un personnage complexe de femme indépendante, prisonnière du destin qu’elle s’est-même construit. Gracile, imprévisible, dangereuse, la débutante Zhang Ziyi lui fait pièce dans ce qui est avant tout un film consacré aux femmes. Le Li Mu Bai de Chow-Yun Fat est légèrement ridicule, une condition que l’acteur assume avec élégance. (…)
Tigre et Dragon n’est pas fait que de combats mais ils jouent dans le film le rôle central que tiennent les chansons dans une comédie musicale réussie, à la fois résumés et moteurs de la progression dramatique. Ils sont ici d’une élégance confondante… L’effort physique, la tension et l’envol des corps restent toujours au premier plan, définissant et redéfinissant sans cesse les personnages. (…)
À la poursuite de l’épée légendaire, qui a bien sûr été volée, en sinuant le long de complots de cour et d’intrigues amoureuses, le film avance, gagnant en densité au fil des minutes. (…)
De ce film d’une constante beauté s’exhale une tristesse sans amertume et le bonheur d’une histoire bien dite.”

Antoine Thirion
Reproche a souvent été fait à Ang Lee d’assouplir, voire d’affadir, le genre wu xia pian en le soumettant aux conventions du récit hollywoodien. C’est négliger l’hybridation dont procède la beauté et la nouveauté de Tigre et Dragon. Si depuis les années 90, techniciens, acteurs, réalisateur chinois sont venus travailler à Hollywood, Ang Lee traverse l’océan en sens inverse. A la perfection technique des combats et chorégraphies s’ajoute l’argument mélodramatique d’un amour contrarié par les règles sociales et mis en danger par un insistant désir.
Surtout, parfait connaisseur de l’histoire du wu xia pian, Ang Lee emploie plusieurs générations d’acteurs. A la plus ancienne, Cheng Pei-Pei / Jade la Hyène, revient la douleur d’une descendance trop longtemps retardée. Peu d’actrices ont repris le flambeau des grands héroïnes de King Hu, pas même Michelle Yeoh, qui, depuis les années 80, a presque parodié à Hong-Kong la puissance proprement féminine de son ascendant. À Jen / Zhang Ziyi revient ainsi la difficile tâche de redéfinir l’héroïsme féminin du film de sabres, et plus généralement du cinéma d’action. Emploi qu’elle partage avec son successeur dans la filmographie d’Ang Lee. Hulk, comme Jen, ne sait pas d’où viennent ses extraordinaires pouvoirs, et pour cette raison même, devient une menace pour lui-même et pour tous.

Pistes de travail

1) Deux objets jouent un rôle déterminant dans l’intrigue. Il s’agit d’une épée et d’un peigne, respectivement associés à Li Mu Bai et à Jen. Ils permettent d’approcher les enjeux du film. Circulant d’un personnage l’autre, ils deviennent le centre d’une lutte pour leur possession, à tous égards révélatrice des aspirations officielles ou secrètes de chacun : contestation d’une société patriarcale, désir du sexe de l’autre, etc…
Jen vole l’épée Destinée. La voyant caresser la lame entre ses deux doigts, Shu Lien témoigne son aversion par une réplique que le sous-entendu rend comique : “Tu n’as pas le droit de la toucher, elle est à moi”. Ainsi, la maîtrise des armes et l’affirmation du désir féminins passent par la revendication d’objets symboliques. Par exemple, Jen jauge son homme, Lo, en lui plantant un pic dans la poitrine. Mais ce symbolisme porté par le décor (voir l’assemblage hétéroclite d’objets de provenances diverses dans la planque de Lo dans le désert, où les deux amants vivent leur amour à l’écart de la société) vaut surtout parce qu’il s’élargit concrètement à la mise en scène. Toute la séquence dans la forêt associe ainsi la fléxibilité de l’épée à celle des bambous, donnant la victoire à celui qui maîtrise le mieux l’arme : Li Mu Bai.
2) “L’esprit des épées, c’est l’élasticité”. Par cette phrase issue du commentaire audio en bonus sur le DVD du film, Ang Lee invite à penser Tigre et Dragon parmi d’autres exemples du cinéma d’action récent. Celui-ci a subi de radicales modifications dans l’écart entre la trilogie Die Hard achevée en 1994 et la trilogie Matrix. L’action ne paraît plus être délimitée, comme dans les premiers, par l’architecture de la ville, les intersections perpendiculaires des rues américaines (Die Hard 3 : Une Journée en enfer), les étages empilés des buildings vitreux (Die Hard : Piège de Cristal). La mise en scène réglait alors son découpage sur celui, solide, de la ville, sur ses immeubles, rues et fenêtres. Matrix a, parmi d’autres films, libéré ses personnages de la pesanteur et la mise en scène de sa soumission au modèle architectural. Surfaces et matières y deviennent molles ; le temps lui-même est malléable, autorisant le désormais fameux ralenti sur la balle de revolver.
Contrairement aux grands wu xia pian des années 60, les combats de Tigre et Dragon privilégient la fluidité, les mouvements de caméra sur les impacts sanglants (voir les films de Chang Cheh) ou les ellipses (voir les films de King Hu), raccourcis d’un montage qui prenait en charge la vitesse des assauts. Ici au contraire, la caméra ne cesse de sillonner l’espace. Les propriétés de l’épée s’étendent ainsi au plus concret de la mise en scène et du montage. Au cut entre le mouvement et l’impact, le geste et le coup, se substitue un intervalle élastique, étendue variable que la caméra parcourt physiquement. Quelques exemples :
– Lors du combat sur la butte jaune, une jeune fille nommée May lance une fléchette empoisonnée vers la Hyène. En un plan, la caméra suit le parcours du projectile, stoppé par La Hyène et retourné à l’envoyeur. May, trop lente pour la renvoyer à son tour, tente de se plier pour l’éviter mais échoue par manque de souplesse. Ainsi, la victoire est donnée au plus souple, c’est-à-dire à celui qui, au lieu d’être une cible pour l’impact, devient une surface pour le rebond. Les corps trop rigides (voir, dans la même séquence, le personnage littéralement figé de Bo) ou insuffisamment élastiques sont battus.
– Pour démasquer le voleur de l’épée, Shu Lien imagine un stratagème. À l’heure du thé, elle laisse tomber sa tasse devant Jen. Celle-ci, par un geste d’une extrême vivacité, rattrappe la tasse avant qu’elle tombe au sol. De la même manière, la caméra suit la chute de la tasse et remonte très vite lorsque Jen la remonte. Nouvelle preuve qu’ici, la caméra est dotée des caractéristiques de l’épée : finesse, souplesse, élasticité, rapidité.
– Ce sont, enfin, deux modèles de combat et deux mises en scène qui rivalisent lors de l’affrontement de Jen et de Shu Lien dans la salle d’armes. La première serre fermement l’épée Destinée. La seconde change régulièrement d’armes. La puissance massive d’un lourd bâton métallique, choquant l’épée de Jen, repousse très loin cette dernière (tandis qu’à nouveau, un travelling avant accompagne le recul du personnage). Les déplacements et assauts de Jen sont ainsi caractérisés par une grande amplitude dans les intervalles parcourus. Ceux de Shu Lien appellent quant à eux exclusivement des inserts, plans serrés où mobiliers et dalles de béton volent en éclat. Sous l’action de l’épée, la trame serrée du montage se relâche instantanément. Le plan prend une consistance nouvelle. Les combats n’ont plus besoin d’un sol. Les plus habiles s’affrontent ainsi dans les airs, s’appuyant sur des surfaces souples, tels les bambous de la fameuse séquence dans la forêt, où les personnages s’affontent indifféremment à l’horizontale où à la verticale, dans un milieu où les lois de la gravité n’existent plus.

Fiche mise à jour le 15 septembre 2004
Fiche réalisée par Antoine Thirion

Expériences

Peuplé d’acteurs à la carrière déjà longue et de personnages issus de la tradition du genre wu xia pian (film de sabres chinois), Tigre et Dragon vaut surtout pour l’avènement d’un personnage inédit. On attribue certes à Jen deux origines (lire plus bas). Mais refusant sa condition aristocratique, elle dépasse aussi, sans que cela ne soit jamais expliqué, l’enseignement de son maître Jade la Hyène. Dès lors, le masque qu’elle porte au début du film ne cache pas moins sa féminité que son absence d’ascendance. Ainsi, ses prodigieux pouvoirs ne se séparent pas d’un certain mystère. Mais plus encore, dégagée de la colère féministe de son instructrice, elle ne trouve plus d’emploi à sa force, et est, de fait, plongée dans le désarroi.
Le superhéros du film suivant d’Ang Lee, Hulk, pourrait être présenté de la même manière. Son acteur, Eric Bana, était comme Zhang Ziyi à l’époque, presque inconnu. Dans le film, Hulk est issu des manipulations génétiques de son père, mais combiné d’une telle manière à d’autres formes de vivants que ses pouvoirs sont bien plus grands que ceux de son géniteur. Le superhéros croise ainsi un triple origine humaine, animale et végétale, étant tout à la fois et simultanément autre. Cette nature inconnue offre à Hulk, plus encore qu’à Jen, une façade inconnue : peau molle et inaltérable sur laquelle les projectiles rebondissent, corps sans mesures fixes, sans taille limite, dont les proportions sont celles de la colère du superhéros. Partant, ses prouesses comme sa colère sont purs mystères. Invincible, il est aussi impuissant devant l’énigme de ses pouvoirs, dépourvus de tout sol narratif ou psychologique, comme l’était, par exemple, Bruce Willis dans Incassable de M.Night Shyamalan, ou Keanu Reeves dans Matrix. C’est sur ce seuil mélancolique que s’achevait Tigre et Dragon : suicide de Jen sautant du pont du mont Wu Tang, flottant dans les brumes. Dans Hulk s’invente, en conclusion, une issue politique. Refusé par le gouvernement américain et chassé par l’armée, pourtant profondément américain, il se trouvait finalement soigner, au cœur de l’Amazonie, la santé de ses habitants contre les groupes armés.

Outils

Bibliographie

Tigre et Dragon, découpage intégral. L’Avant-scène cinéma n°205, mai 2001
Ciné kung-fu, Armanet François et Max, Ramsay, 1988.
Made in Hong-Kong, Assayas Olivier, Tesson Charles, , Cahiers du cinéma, n°360-361, septembre 1984. Repris en hors-série sous le titre Hong-Kong cinéma.
L’Asie à Hollywood,Tesson Charles, Paquot Claudine, Garcia Roger (dir.), Cahiers du cinéma / Festival International du Film de Locarno, 2001.
HK, Orient extrême cinéma, n°9 (sur la chevalerie chinoise et le wu-wia pian).

Vidéographie

Tigre et Dragon, DVD Zone 2, 2001
Hulk, DVD Zone 2, 2003
L’Hirondelle d’Or (King Hu, 1966) DVD Zone 2, 2004