Secrets du cœur

Espagne (1997)

Genre : Drame

Écriture cinématographique : Fiction

Archives CAC, Collège au cinéma 2001-2002

Synopsis

Secrets du cœur

Pays basque, années 60. À la veille des vacances de Pâques, le jeune Javi, âgé d’une dizaine d’années, est à l’école où l’on prépare, sous la direction d’un prêtre, le spectacle de fin d’année : “Garbancito” (Petit pois chiche). Javi et son grand frère, Juan, vivent chez leurs tantes célibataires, Maria et Rosa, à Pampelune, le temps de l’année scolaire. La bonne humeur de l’une contraste avec le sérieux de l’autre. En ville, une maison apparemment inhabitée pique la curiosité de Javi et de Carlos, son copain. Pour les congés, les deux frères rentrent en autocar au village.

Ils y retrouvent leur mère, Teresa, l’oncle, Ignacio, et le grand-père, un vieillard taciturne et impotent. La vie rurale est bercée au rythme de la nature. Javi s’occupe avec Ignacio de nourrir une araignée, veut pénétrer dans une pièce dont sa mère lui interdit l’entrée : son frère lui apprend que leur père y est décédé. Puis, dans la campagne, il voit avec frayeur que sa chienne se fait monter par un gros mâtin. Dans la nuit, les deux frères entendent l’oncle sortir de la chambre de leur mère…

De retour à la ville, durant la répétition de la pièce, Juan se bat avec un garçon, Gutierrez, à cause d’une fille, tandis que Javi et Carlos découvrent un homme dans la maison abandonnée. Puis, profitant de l’absence de la tante convoquée à l’école, Javi lit une lettre de sa mère où elle se déclare enceinte. À la suite de la bagarre, Juan est renvoyé de l’école et repart au village.

Javi et Carlos finissent par découvrir que dans la maison abandonnée leur tante, Maria, y retrouve son amant, Ricardo.

Lors d’une nouvelle répétition, le prêtre apprend le suicide de Carmen, la mère du jeune Carlos.

Maria décide de quitter la maison et de partir avec son amant ; Rosa en est bouleversée.

Retour au village pour le mariage de la mère avec l’oncle Ignacio. À cette occasion, Javi comprend que son père s’est suicidé.

C’est la fête de fin d’année à l’école, mais Javi enferme Gutierrez pour que son frère puisse reprendre son rôle… Découvert, il sera renvoyé.

Thème Sexualité, Adolescence

Navarre, 1960. Deux frères, Javi et Juan, originaires d’un village poursuivent leurs études dans un collège de Pampelune où ils sont hébergés par deux tantes, Maria et Rosa. Lors de leur retour à la campagne, pendant les vacances scolaires, ils découvrent la liaison de leur mère, veuve, avec un oncle ; puis à Pampelune, les amours secrètes de l’une de leurs tantes. Le film retrace à travers le regard de Javi l’initiation d’un pré-adolescent à la sexualité des adultes.

Distribution

Tissés autour de Javi

Javi

Comme la mouche prise dans la toile d’araignée que l’enfant observe à plusieurs reprises dans le film, Javi est à la fois la figure centrale du récit et sa principale victime. C’est le jeune Andoni Erburu, dont c’est la première apparition à l’écran, qui incarne le personnage. Javi est avant tout celui par lequel transitent les informations auxquelles il manque toujours un fragment tenu secret ou inaccessible pour un enfant de son âge. Sa situation privilégiée fait de lui l’observateur principal et, conjointement, le personnage le plus observé. Javi considère le monde autour de lui comme un mystère dont il va chercher à percer les secrets. Les plans initial et final du gué qui permet de franchir la rivière construisent un parcours initiatique, celui de l’affranchissement, du dépassement de l’enfance et de ses peurs. Traverser la rivière c’est surmonter ses craintes, c’est aussi atteindre l’autre rive, celle sur laquelle les mensonges remplacent l’innocence, les secrets se dévoilent, l’enfance disparaît. Les secrets entretenus par les adultes passent par le regard et par l’ouïe, et Javi est toujours à la recherche de la porte qui lui permettra de comprendre. La multiplication des gros plans du visage concentre l’attention sur le voir et l’entendre alors qu’une lumière latérale vient régulièrement éclairer le visage. Dans l’ombre ou dans la pénombre, Javi est toujours sur la frontière, sur le passage. Son imaginaire le conduit à s’expliquer un monde qu’il ne comprend pas, qu’il s’agisse de celui du village ou de celui de la ville. Placé entre Juan, son frère aîné, et Carlos, son copain plus jeune que lui, Javi incarne de façon subtile un état du savoir. Les phrases ou les mots sans signification, les relations amoureuses, la solitude de ses tantes, la mort. C’est lorsqu’il aura perdu l’innocence que Javi pourra enfin détruire symboliquement la toile d’araignée dans laquelle il était pris au piège.

Teresa, la mère

Les secrets qu’elle porte en elle sont liés à la disparition tragique de son mari. Elle est une figure isolée qui n’entretient que de très rares relations avec ses soeurs. C’est aussi le silence qui s’installe entre elle et le grand-père. Discrète, douce, la mère est entourée d’un mystère que Javi ne parviendra à dévoiler que vers la fin du film. La mère est avant tout une femme au foyer qui passe son temps à préparer les nombreux repas qui émaillent le film. La chambre du père est interdite aux enfants, des bruits étranges envahissent les nuits de la demeure familiale… Implicitement condamnée par toute la famille, elle porte sur elle la responsabilité du suicide de son époux dont l’origine se trouve peut-être dans des relations adultères avec son beau-frère, l’oncle de Javi. Enceinte de lui, elle finira par l’épouser, parvenant ainsi à réintégrer le monde qui l’avait exclue.

Ignacio, l’oncle

Personnage à la personnalité marquée, l’oncle est fortement inscrit dans la réalité rurale et fait office de père pour Javi. À l’image de nombreux personnages d’Armendáriz, il plonge ses racines dans la terre navarraise. S’il n’hésite pas à dévoiler à son neveu bien des aspects de la vie, il reste très réservé sur les multiples secrets qui habitent la maison familiale. L’oncle – le modèle – verra son image ternie par les relations qu’il entretient avec la mère mais, dans un des derniers plans du film, on verra Javi substituer volontairement l’image de son père défunt par celle de son oncle auquel il attribuera le prénom de son père.

Rosa et María

Installées à Pampelune, elles accueillent les neveux afin qu’ils puissent poursuivre leurs études. Toutes deux célibataires, elles offrent pourtant deux aspects de la féminité. L’une chante, l’autre pas. María oublie ses amours déçues dans le vin et les chansons, Rosa accepte résignée sa condition de vieille fille frustrée. María trouvera dans les bras de son amant la force de quitter la ville. Rosa écrasera quelques larmes sur une vie gâchée. Si elles sont les substituts de la mère de Javi – on les retrouve ainsi occupant des fonctions identiques dont celle de femmes au foyer –, elles appartiennent également à une société où la condition de la femme reste à inventer. Le poids de la morale empêche Rosa et María de vivre leur vie.

Le grand-père

Secret et taciturne, il appartient à une génération qui a traversé avec douleur une partie du XXe siècle, sa guerre civile et ses dictatures. Son anticléricalisme marqué le rattache probablement à une pensée libertaire éloignée de la pensée dominante des années 60. Il est aussi le gardien des mystères familiaux : l’adultère de sa bru, le suicide de son fils… Javi, qui ne cesse de peigner les blancs cheveux de son grand-père, adopte envers lui une attitude respectueuse, mais il est aussi celui qui parvient le mieux à communiquer avec lui.

Juan et Carlos

Le film est parcouru de multiples personnages d’enfants qui composent l’environnement de Javi. Deux d’entre eux occupent pourtant une fonction plus précise : Juan, son frère aîné, et Carlos, un copain plus jeune que lui. Javi devient ainsi un état transitoire de l’enfance. Carlos y est encore plongé et le restera jusqu’à la fin du film lorsque Javi juché sur la fenêtre de la demeure inhabitée, lui mentira à propos des bruits entendus. Juan, quant à lui, connaît déjà un certain nombre de secrets et, à l’occasion, les dévoile à Javi. L’enfance et l’adolescence apparaissent dès lors comme un flux continu dans lequel Juan, Javi et Carlos apparaissent comme les étapes d’une évolution.
Jean-Claude Seguin

Générique

Titre original Secretos del corazón
Production Aiete Films et Ariane Films
Producteur délégué Imanol Uribe
Directeur de production Andrés Santana
Scénario Montxo Armendáriz
Réalisation Montxo Armendáriz
Direction artistique Félix Murcia
Photographie Javier Aguirresarobe
Son Gilles Ortion
Costumes Josune Lasa
Maquillage Jorge Hernández
Coiffure Fermin Galán
Montage Rori Sáinz de Rosaz
Musique Bingen Mendizabal

Interprétation
Ignacio, l’oncle / Carmelo Gómez
Maria, la tante / Charo López
Teresa, la mère / Silvia Munt
Rosa, la seconde tante / Vicky Peña
Javi Andoni / Erburu
Juan Alvaro / Nagore
Carlos / Iñigo Garcés
Le grand-père / Joan Valles
Benito / Joan Dalmau
Ricardo / Chete Lera
D. Bautista / Manolo Monje
D. Alejandro / José Maria Asin
L’appariteur / Carlos Salaberri
Carmen, la mère de Carlos / Raquel Sanchís
Gutiérrez / José Manuel Acosta
Le directeur du collège / Goyo Gonzáles
Julia Olaia Ezker / Le franciscain
José Angel / Rebolledo

Film Couleurs
Format 1/1,66
Durée 1h44’
Distributeur Colifilms
No de visa 90 500
Date de sortie (Espagne) 19 mars 1997
Date de sortie (France) 8 octobre 1997

Autour du film

L’apprentissage du spectacle du monde

L’ouverture du film en constitue véritablement sa clé : l’eau, indistincte, coule entre des blocs de pierre dépassant le niveau de la rivière, le plus jeune des deux garçons n’ose pas franchir le gué… Précisons : un principe féminin, maternel (l’eau), semble s’opposer à un principe masculin, phallique (la pierre). Passer au-dessus de ce qui bouge, en sautant d’un point fixe à un autre, provoque chez le jeune garçon le vertige, la crainte de tomber, l’angoisse de ne pouvoir assumer à la fois le rythme saccadé de la marche et le mouvement continu de l’eau (que l’on ne parvient pas à mettre hors-champ). On aura reconnu une évidente métaphore du cinéma : les blocs évoquent immanquablement des perforations, la perspective de l’angle de prise de vue fait de ce “pont” l’image d’un “film” avec son alternance d’images et d’inter-images, et, surtout, la combinaison du mouvement et de la fixité fait référence à ce qui constitue la base même du procédé cinématographique (cf. le principe de la croix de Malte). Une belle façon de nous dire que le cinéma – le film que nous allons voir – sera pour le jeune Javi le moyen de dépasser sa phobie ; plus précisément, le moyen de parvenir à la “dire” pour la dépasser. L’échec de l’enfant est patent, le problème est posé, le film peut commencer.
Enchaînée “cut”, la scène de répétition : du bruit, on passe à la musique, du principe du spectacle, au spectacle lui-même, tant il est vrai que le cinéma est le dernier-né des arts du spectacle. Du cinéma au théâtre, “Il était une fois…”
Secrets du cœur sera donc aussi bien la “belle histoire” d’un enfant, celle de sa découverte du monde et du secret des hommes, et une prise de conscience initiatique dont le cinéma sera la figure métaphorique.
Entre “montagnes” et “rivières” (le sujet de géographie donné à faire durant les vacances), entre ville et campagne, entre les hommes et les femmes, se dessinera le parcours des deux préadolescents.

Le point de vue subjectif de Javi

Tout le film se construit à travers le regard de Javi : un regard qui serait antérieur à l’apparition du langage, un regard proche de celui de la caméra, un regard qui ne saurait pas encore ”nommer”, qui ne saurait encore ni “cadrer” ni “re-connaître”. Dès l’école finie, Javi et Carlos se précipitent vers la maison abandonnée, une maison sans nom où, paraît-il, on entendrait des voix – et non des paroles (“On ne comprend rien”, disent-ils). Le Pégase semble en garder l’entrée, et le soupirail se constituer en un écran noir : ils regardent tous deux un film dont ils ne seraient pas encore capables de déchiffrer les sons et les images.

Toute l’histoire de ces quelques mois que va vivre Javi peut se lire comme le progressif apprentissage de son regard, une sorte de passage du “signifiant” au “signifié”, la lente constitution du monde en un système de signes pour essayer d’y trouver sens.

On peut en voir l’image symbolique dans la toile d’araignée qui revient à plusieurs reprises dans le film. L’araignée est en effet considérée dans plusieurs civilisations comme l’artisan du “tissu du monde”. En filant sa toile, elle tisse le texte fondateur des mondes, celui des dieux comme celui des hommes (c’est ainsi que chez les Grecs, Athéna, une excellente tisseuse, organisa l’Olympe et en fixa les lois). Mais par sa fragilité, cette toile est souvent considérée comme un voile d’illusions, l’apparence d’une réalité authentique. Elle aurait donc une fonction similaire à l’image cinématographique, ne renvoyant à la réalité que par le biais d’une transparence référentielle. Et c’est bien à travers ce réseau d’images que le jeune Javi va petit à petit discerner et apprendre la réalité dont ces images constituent à la fois le révélateur et le leurre (voir à la fin de la première scène de la maison abandonnée, l’association entre la grille et l’effet stroboscopique du train qui passe).

À la fin du film, cette toile aura perdu pour lui son pouvoir de fascination (cf. la Méduse), et il cessera d’alimenter l’araignée : dis autrement, il aura dépassé cette introversion narcissique dont l’araignée au centre de sa toile constitue une évidente métaphore.

Nature et culture

On aura remarqué que cette toile d’araignée existe “réellement” à la campagne, alors qu’on n’en retrouve qu’une représentation schématique sur la grille de la maison abandonnée. Montxo Armendáriz instaure en effet un jeu de miroir entre les deux univers que fréquente Javi, la ville et la campagne (va-et-vient que cessera de faire son frère Juan dès les deux tiers du film). Ils se répondent l’un l’autre : dans les personnages (tantes/mère, Ricardo/Ignacio, institution scolaire/grand-père, spectacle/cérémonies, etc.), dans la façon de filmer, dans leur mise en scène respective.

On peut y voir une opposition nature/culture que cristallise élégamment la carte de géographie demandée par le collège, et balayée d’un revers de main par le grand-père qui déclare avec un imparable bon sens : “Ça ne sert à rien ! on n’y voit pas le village où l’on est né”. Opposition qu’on retrouvera, par exemple, dans la relation entre Maria et Ricardo, avec celle de la mère et de l’oncle, qui n’est pas sans évoquer une relation quasi incestueuse.

Ce sont surtout les cadres qui distinguent les deux univers : autant ils sont serrés à la ville, isolant les personnages qui se trouvent renvoyer à eux-mêmes (sauf chez la mère de Carlos), autant ils s’élargissent dans le village que l’on voit à plusieurs reprises en plan d’ensemble, comme si les êtres étaient liés à leur milieu, faisaient corps avec le village et la nature.

Il est significatif de comparer le découpage de la scène de la chienne à la campagne (caméra mobile, variation de l’échelle des plans, absence de repères dans le champ, etc.) avec celle de la maison abandonnée,où le cadre joue un rôle essentiel.

En revanche, la maison familiale devient l’espace du “non vu”, des regards qui ne se rencontrent pas, qui se perdent dans le vague, le noir, sans parvenir à se saisir de l’objet, faute sans doute de le vouloir vraiment.

Mais la mise en scène n’est nullement fondée sur un principe dichotomique rigide, les deux mondes s’interpénètrent et des éléments de l’un se retrouvent significativement dans l’autre : ainsi lorsque Javi pénètre pour la première fois dans la pièce “interdite”, il y pousse une porte dont le cadre est fortement mis en évidence, comme elle le sera pour la maison abandonnée. L’un débouchant sur la vie, l’autre sur la mort ; Eros et Thanatos, les deux pôles qui bornent le parcours initiatique de Javi, et dont les mystères (résurrection) et les rites (funéraires) religieux constituent l’articulation.

Hors-champ et fétichisme

Dans un tel système de mise en scène, le hors-champ joue évidemment un rôle essentiel : il est à la fois ce que nous ne voyons pas et ce que découvre Javi. Exemplaire à cet égard est l’une des scènes essentielles du film, la découverte de la liaison de la mère. Les cadres se multiplient dans l’obscurité de la nuit, le hors-champ s’inscrit dans le champ et “les cris ou les voix” donnent existence à ce que nous ne voyons pas mais que notre imaginaire rend d’autant plus prégnant. La réalité se confond presque alors avec le fantasme, le champ devenant l’image fétichisée d’une réalité supposée.

Si le fétiche prend une valeur parfaitement réaliste dans la scène de la lapidation, il est, de façon plus subtile, constamment présent dans un film dont la mise en scène est essentiellement fondée sur la pulsion scopique. Le désir de voir s’avère plus important que ce que l’on voit (“le voir mieux que l’avoir”, pour reprendre la formule de Jean Eustache dans Une sale histoire, 1978). L’objet réel peut s’éloigner (est-ce bien María que Javi étreint, une fois le pont franchi ?), se substituer (Juan à Gutiérrez, durant le spectacle, Ignacio au père véritable, lors du mariage), Javi a compris qu’il lui faudra dorénavant vivre avec la réalité de son désir et les représentations du monde. Le rideau, à la fin, rouge comme le fauteuil où son père s’était donné la mort, se referme symboliquement sur ce qui sera à jamais pour lui “le Grand Théâtre du monde”. (Jacques Petat)

Le spectateur tapi dans le regard de l’enfant

Secretos del corazón capte l’incident avec une remarquable intuition. […] Nous en retirons un récit tendre et abrupt que nous ne faisons qu’apercevoir à travers le regard d’un enfant qui explore. […] Et le spectateur cherche en lui-même la trame cachée et recrée ses êtres (qui deviennent ainsi “sa” trame et “ses êtres”) dans un de ces étranges prodiges d’identification que le cinéma crée lorsqu’il se situe à la hauteur des vastes possibilités expressives que lui donne sa valeur suggestive.

La saisie (par le spectateur tapi dans le regard de l’enfant-axe) de l’enchevêtrement familial éveille une émotion croissante pour qui y participe, qui glisse du rire au sourire et de ce dernier vers une humidité réconfortante dans les yeux : les larmes consolatrices que provoque toujours la perception de la beauté mise à nu.”
Angel Fernández-Santos, in “El Pais”, 21 mars 1997.

Les mystères encore secrets des adultes

“Il n’est pas possible d’exprimer avec des mots ce regard de l’enfant, ni de décrire sa stupéfaction face à ce qui nous paraît bien quotidien. Impossible de qualifier ses tantes solitaires, sa mère veuve, le brave oncle, le grand-père silencieux, le frère aîné […]. Chaque personnage renferme un monde, et il nous l’envoie directement au cœur en nous faisant frémir. Armendáriz dit qu’il ne s’agit pas d’un film autobiographique, et il n’a pas besoin de l’être. Mais le cinéaste sait parfaitement les sentiments qu’il doit transmettre car il les connaît. Il connaît la géographie navarraise où il situe son histoire, certaines de ses traditions archaïques, ces écoles de curés et leurs représentations théâtrales, et il sait comment on s’éveillait à la vie dans les années soixante. À 48 ans, Armendáriz a déjà découvert tous les secrets qui troublaient un enfant, mais il y en a encore bien d’autres qui l’intéressent, et il continuera à l’avenir à dévoiler de nouveaux secrets, à percer tous les mystères. Grandir ce n’est que découvrir de nouveaux secrets. Et le film ne raconte pas seulement les découvertes du curieux, mais il pénètre les mystères encore secrets des adultes. Nous serons nombreux à nous reconnaître dans les surprises de l’enfant, dans ses inquiétudes et insécurités. Armendáriz a tissé une histoire qui s’ouvre sur bien d’autres tout en laissant le film gagner la sensibilité du spectateur.”

Diego Galán, 14 mars 1997.

L’émotion de la première fois

“Les multiples scènes de “cuisine” familiale et de regards enfantins inquisiteurs auraient pu se perdre dans le fatras et la niaiserie si le cinéaste Armendáriz n’était pas parvenu à faire en sorte que, dans une œuvre sur l’initiation, chaque épisode initiatique semble être une révélation : la première cigarette que fume son frère aîné sous le regard de Javi, la première scène d’amour qu’il perçoit de l’autre côté du mur, qu’il comprend, la première mort qui le touche de près, voilà des moments qui atteignent dans sa réalisation cinématographique l’émotion que l’on éprouve en regardant ce qui semble avoir été tourné pour la première fois au cinéma.”

Vicente Molina Foix, in “Fotogramas”, avril 1997.

Pistes de travail

L’apprentissage du regard

Contexte historique et géographique

  • Repérer les éléments spécifiques :
    – à l’époque où le film se déroule (les années 60, en Espagne : régime politique, importance du catholicisme, références à Jean XXIII, références indirectes de la guerre civile à travers le grand-père, chansons, coutumes religieuses au village, situation des femmes, etc.). Rappel de l’attitude du pays basque durant la guerre civile.
    – à la région que traverse les deux frères (la Navarre, la culture basque, Pampelune, etc .). Différences entre la ville et la campagne.
    Pour les hispanisants, s’interroger sur la langue parlée.
  • Pourquoi le réalisateur fait-il poser par le professeur une question concernant la mort et la succession de Charles Quint (mort dans sa retraite à Yuste, en 1558) ? Reprendre le passage du film.
  • Pourquoi le professeur donne-t-il à faire une carte ne représentant que les fleuves et les montagnes ? Que penser de la réflexion du grand-père à ce sujet ? Les phases de l’initiation à la sexualité
  • Repérer chronologiquement toutes les images ou scènes qui ont trait à la sexualité. Distinguer dans chaque cas, ce qui participe de l’ordre du réel ou du supposé, du vécu ou du fantasmé. Réfléchir aux raisons qui ont amené le réalisateur à les placer dans cet ordre.
  • Dans chaque cas, préciser qui est concerné par la scène (Juan, Javi et/ou Carlos, qui ont chacun quelques années d’écart). Quel éclairage cette échelle des âges apport-elle à la compréhension de l’évolution de Javi. Ville et campagne
  • Sous forme de tableau, essayer de mettre en relation les personnages, les événements, scènes ou évocations similaires, qui peuvent entrer en correspondance dans l’un et l’autre des univers.
  • Puis, se poser la question pourquoi telle scène est située plutôt à la campagne ou plutôt à la ville. Bien insister sur le fait qu’il n’y a pas une structure antagoniste simpliste, mais une sorte d’effet de miroir dans lequel chaque scène se trouve enrichie par son “équivalent” dans l’autre monde. Les repères symboliques Attirer l’attention sur les éléments qui prennent une dimension symbolique : le gué de pierres, la toile d’araignée, la maison “abandonnée”, la chambre “interdite”, le Pégase et la clef, la coiffure du grand-père, les couleurs, etc. Y réfléchir en laissant d’abord les élèves donner libre cours à leur imagination, aux associations d’idées qu’ils peuvent en déduire, avant de leur donner quelques indications qui ne doivent jamais prendre une forme réductrice du type “la toile d’araignée, c’est…” Car il faut amener l’élève à découvrir lui-même (et pour lui-même) ce que tel objet ou telle image peut susciter, en ramenant toujours l’élève aux questions : “Que voit-on ?“ ; “Qui le voit” ; “Comment est-ce montré ?”. Rappeler que le cinéma n’est pas une langue (qui serait régie par un dictionnaire et une grammaire).

    Le traitement du voyeurisme

  • Le regard de Javi étant le sujet essentiel du film, comment le réalisateur nous le fait-il partager ? Objectivement (par des jeux d’angles de prises de vue qui nous amènent à coïncider avec lui) ? Subjectivement (en montrant ce que lui-même voit) ?
  • Réfléchir sur l’importance particulière que revêt le champ/contrechamp dans une telle problématique, le contre-champ étant toujours d’une certaine manière ce qui fonde le regard de l’autre (voir, par exemple, la scène du jardin avec la fillette).
  • Relever les traits de mise en scène qui suscitent le désir de voir ce qui se dérobe au regard : utilisation de cadres ou de hors-champs internes, recours à des focales longues réduisant la profondeur de champ, rejet dans l’ombre de certaines parties du champ, voix ou bruits “off” qui provoquent naturellement le désir d’en connaître la source (voir, métaphoriquement, la première scène du soupirail de la maison abandonnée), etc.
  • En quoi le film est-il à la fois une mise en scène du “voyeurisme” et une réflexion sur celui-ci ?Mise à jour : 16-06-04

Expériences

Cinéma espagnol : repères

Dès 1896, le cinéma fait son apparition en Espagne. Eduardo Jimeno Correas tourne les premières bandes, comme Salida de la misa de doce del Pilar. Puis l’Aragonais Segundo de Chomón (1871-1929), inventant de nouveaux trucages, se lance dans le cinéma fantastique avec un succès tel que Pathé l’embauche pour concurrencer Méliès ; c’est l’une des grandes figures des premiers pas du cinéma. Très tôt le cinéma muet espagnol adapte à l’écran des “zarzuelas” et crée des genres qui survivront au muet. Cinquante-huit longs métrages sont produits en 1929.

Au début des années 30, l’Espagne est submergée par les productions américaines qui voient dans les pays hispanophones un marché juteux. Mais, avec l’instauration de la République (avril 1931), se créent à partir de 1932/33 des sociétés de productions et des studios (comme la Filmófono ou la Cifesa). Et sous l’impulsion d’une génération intellectuelle, dite “de 27”, de brillantes personnalités s’intéressent au cinéma, dont Luis Buñel qui crée en 1928 le premier ciné-club et réalisera, outre les superbes Un chien andalou (1928) et L’ge d’or> (1930) en France, Terre sans pain (Las Hudes,1932), un terrible documentaire social. Ce film, beau et dur, tranche cependant avec le gros de la production surtout axée sur des comédies légères (Edgar Neville : Falso noticiaro, 1933 ; La Señorita de Trevelez, d’après Arniches, 1936). À la veille de la guerre civile, des films comme La Verbena de la Paloma (de B. Perojo, 1935) et Morena Clara (F. Rey, 1936) connaissent un immense succès. Avec la guerre, le documentaire prédomine, nombre de cinéastes et techniciens s’exilent et les sociétés de productions travaillent de concert avec l’Allemagne et l’Italie. Pendant près de 30 ans, le cinéma va servir de moyen de propagande à l’idéologie franquiste.

Au début des années 60, un “nuevo cine” met en valeur de jeunes réalisateurs, souvent élitistes, comme Manuel Summers ( Juguetes rotos, 1966), Mario Camus ( Muere una mujer, 1964), Jorge Grau ( Nuit d’été, 1962), Francisco Regueiro ( El Buen Amor, 1963) et, à Barcelone, Vicente Aranda ( Fata Morgana, 1965). Mais le cinéaste marquant de cette génération est le jeune frère du peintre Antonio Saura, Carlos Saura, qui, après la photographie et la théorie, réalise Cuenca (1958), fortement influencé par le néo-réalisme. Mais en butte à la censure franquiste il est contraint de s’orienter vers ce qu’on a appelé un réalisme “onirique” ( La Chasse, 1965). Puis Le Jardin des délices (1970), Ana et les loups (1972), La Cousine Angélique (1973) développent un univers où se mêlent le travail de mémoire, l’implication de la religion et du refoulé sexuel dans la famille, et la tragédie franquiste. Cría Cuervos (1975), avec Géraldine Chaplin (qui interprète neuf de ses films), aborde la relation de l’adulte avec sa propre image d’enfant. Et Elisa, vida mía (1977), l’une de ses œuvres maîtresses, confronte avec une émouvante profondeur une femme (G. Chaplin) avec son père (Fernando Rey), au seuil de la mort.

Dans les années 70, percent des cinéastes comme Victor Erice ( L’Esprit de la ruche, 1972), Manuel Gutiérrez Aragon ( Démons dans le jardin, 1982), ou José Juan Bigas Luna qui connaît un succès un peu faisandé.

L’arrivée des socialistes au pouvoir avec Pilar Miró à la tête de la cinématographie (1982-85) va donner un véritable élan : les premiers films de Pedro Almodóvar ( Le Labyrinthe des passions, 1982 ; Matador et La Loi du désir, 1986, etc.), les Oscars de José Luis Garci pour Volver a empezar (1982) et de Fernando Trueba pour Belle Époque (1992), et des carrières internationales pour des acteurs comme Victoria April, Angela Molina, Antonio Banderas, Carmen Maura, etc. Hélas ! cet âge d’or a connu dans les années 90 un déclin, comme dans nombre d’autres pays européens.

Outils

Bibliographie

Histoire du cinéma espagnol, Jean-Claude Seguin, coll. 128, Ed. Nathan, 1999.
Le Cinéma espagnol des origines à nos jours, Emmanuel Larraz, Ed. du Cerf, 1986.