Gone du Chaâba (Le)

France (1998)

Genre : Comédie dramatique

Écriture cinématographique : Fiction

Archives CAC, Collège au cinéma 2000-2001

Synopsis

France 1965. Alors que la radio vient de relater les festivités du troisième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le héros du film, assis sur les marches avec un livre sur les genoux annonce, en voix off : “ Je m’appelle Omar, j’ai neuf ans. Je suis né dans un grand hôpital en France. Je suis français ! ”. Il vit dans ce qui pour la police est un bidonville et que lui nomme “ Chaâba ”, village en français, précise-t-il. Pendant que les filles vaquent aux travaux ménagers et que les garçons jouent dans les allées boueuses du bidonville, Omar le plus souvent est plongé dans la lecture ou observe, en silence. Contrairement aux autres gamins (les “ gones ”), Omar aime la lecture et son père Bouzid, ouvrier analphabète l’incite à devenir le premier de la classe. Son seul ami est son cousin Hacène, fils de Saïd, avec qui il va parfois jouer dans une cabane. Leur circoncision est l’occasion d’une fête commune. Omar est rejeté par ses camarades de classe arabes à cause de ses succès scolaires, même par Hacène roué de coups par son père à cause de ses mauvaises notes. Il prend néanmoins son parti après que ce dernier a planté son stylo dans la main du maître. Suite à une intervention de la police au Chaâba contre la boucherie clandestine, le père d’Omar chasse son propriétaire Saïd et l’enfant perd son ami. Seul dans sa cabane Omar se met à raconter sa vie par écrit et le départ progressif des autres familles qui quittent le Chaâba pour aller habiter les tours voisines.La famille d’Omar part la dernière, laissant le Chaâba devenu terrain vague aux chiens. Seul à la fenêtre de son HLM, Omar décide qu’il sera écrivain.

Distribution

Tiraillés entre deux cultures

Le Gone du Chaâba repose sur un personnage central pratiquement présent dans chaque scène du film. Le danger d’une telle structure est de ne dresser que le portrait d’un personnage omniprésent par rapport auquel les autres ne seraient que des faire-valoir. Or ce n’est aucunement le cas ici, dans la mesure où Omar est une sorte de personnage en creux, qui se nourrit de l’observation des autres et de la façon dont il se situe par rapport à eux.

Omar

C’est en effet d’abord un œil, un regard qui absorbe tout, avant de choisir progressivement et de rejeter ce qu’il ne peut accepter. Il est de bout en bout partagé entre deux cultures. Il observe celle de ses origines avec étonnement (les femmes se battant autour de la pompe), puis avec de plus en plus de distance, parfois d’effroi (la circoncision, l’incendie de la baraque), mais aussi admiration et reconnaissance, à l’égard de sa sœur, sa mère et surtout son père (lorsqu’il le suit sur le chantier).

Son visage lui-même exprime cette ambivalence : la face apparemment figée, voire fermée, les traits expriment au contraire par une multitude de variations, de mouvements de la bouche et surtout des yeux, la complexité des contradictions qui le traversent.

Lui qui parle peu se passionne pour les mots, à travers le dictionnaire qu’il trouve à la décharge et conserve comme un trésor, cherche la définition de termes qu’il ne connaît pas… Significatif est le fait qu’il lise, dans la première séquence, Salammbô : un livre qui fait le lien entre culture française et orientale, mais aussi une lecture au-dessus de ses capacités d’enfant de neuf ans. Omar a le sens de l’effort qui le porte au-delà de ce qu’il est. Mais c’est aussi un livre sur lequel il s’endort, remplaçant dans son imagination, sa voix intérieure, les mots écrits de Flaubert par sa voix, en attendant de tracer ses propres mots dans le réel de la page blanche, du roman (comme le précise le carton final sur Azouz Begag, qui nous fait passer de la fiction à la vie concrète).

Dans le même temps, par son refus de l’ignorance ou des compromissions de tous bords, il est condamné à la solitude : il refuse de laisser copier Nasser comme il désapprouve l’examen des chaussettes par l’instituteur. S’il comprend la nécessité symbolique de quitter le Chaâba et sa culture, il en ressent aussi la douleur : comme le lui dit Farid, il est “ arabe français ”…

Bouzid, le père

Il a d’abord les caractéristiques des immigrés algériens de cette génération : travailleur infatigable, il est enfermé dans des certitudes simples (“ Allah guide nos pas ”, la circoncision), buté, le dernier à quitter le Chaâba. C’est pourtant un personnage plus complexe qu’il n’y paraît. Pour lui, le Chaâba est une enclave protégée des agressions de la civilisation occidentale. Il a fait venir son frère, ses amis d’El Ouricia pour les aider, mais aussi pour reconstituer ici le village algérien, avec ses coutumes, sa vie grouillante et chaleureuse, ses disputes aussi. Surtout, au-delà de ses limites, qu’il se sait incapable de dépasser lui-même, il est conscient de la nécessité, pour Omar, d’être “ meilleur que les Francès ”, comme il est irrité par la mollesse de son aîné Farid. Le plus beau de ses gestes, pour lui, l’illettré, est d’offrir à Omar un livre que ce dernier dévorera avidement. Son attitude se résume dans l’avant dernière scène : après avoir, pour la première fois, giflé Omar, il accepte ce qu’il refusait ; quitter le Chaâba, cassant définitivement les liens avec ceux qu’il avait lui-même fait venir.

Hacène, le cousin

C’est l’ami, avec lequel Omar partage peines (la circoncision) et secrets (la cabane), mais qui ne peut suivre ce dernier, n’en ayant ni la capacité ni la volonté. Son père le frappe pour ses mauvaises notes mais est incapable de l’encourager avec chaleur. Il se révolte contre l’injustice et la maladresse du maître et restera du côté des siens : avec Sélim, il annonce la tendance à la “ désintégration ” de certains jeunes immigrés d’aujourd’hui.

Zohra, la sœur

Personnage étonnant de fragilité et de force intérieure, elle est comme son frère Omar, prise entre les deux cultures. Elle obéit au père, aide au ménage, reste sous la menace du mariage forcé, mais elle soutient discrètement la révolte d’Omar : il tait qu’elle se cache pour se maquiller, elle se fait son complice contre le père lorsque Omar se trompe dans la table de multiplication.

Générique

Réalisation : Christophe Ruggia
Scénario : Christophe Ruggia, d’après le roman d’Azouz Begag
Image : Dominique Chapuis
Décors : Richard Cahours de Virgile
Son : Jean-Pierre Duret
Montage : Nicole Dedieu
Musique : Dafi Boutella
Production : Assia Djabri, Farid Lahouassa, Manuel Munz (Vertigo Productions)
Film : Couleurs (35mm)
Format : 1/1,85
Durée : 1 h 36
N° de visa : 90 227
Sortie : 14 janvier 1998
Interprétation
Les enfants
Omar / Bouzid Negnoug
Hacène / Nabil Ghalem
Farid / Galamelah Laggra
Zohra / Kenza Bouanika
Les adultes
Bouzid / Mohamed Fellag
Messaouda / Anima Madjoubi
Saïd / Lounes Taizairt
M. Grand, l’instituteur / François Morel

Autour du film

Un enfant vous regarde

Christophe Ruggia ne se cherche pas de modèles, mais trois références reviennent fréquemment dans ses propos : La Nuit du chasseur, de Charles Laughton, film mythique et fétiche, Le Thé au harem d’Archimède, de Mehdi Charef, pour son approche nouvelle des jeunes de la communauté immigrée maghrébine et de leurs relations avec les jeunes Français, et le néoréalisme italien. Ce dernier point est essentiel, à condition de ne pas s’y tromper. Ce n’est pas l’aspect naturaliste, misérabiliste, grisâtre, tragique ou mélodramatique d’un certain néoréalisme qu’évoque Christophe Ruggia, mais ce qu’on pourrait appeler le “ regard néoréaliste ”.

Ce n’est évidemment pas un hasard si l’enfant occupe très rapidement une place capitale dans le film néoréaliste. On songe évidemment au regard qui a fait la réputation internationale (et exceptionnelle) du mouvement, celui de Bruno, l’enfant du Voleur de bicyclette, de Vittorio De Sica, qui accompagne la quête du père et donne tout son poids à sa tentation de trahir ses principes moraux. Mais on peut évoquer aussi les enfants (cireurs de chaussures de l’après-guerre) de Sciuscia, du même De Sica, ceux du sketch de Païsa, de Roberto Rossellini, où un GI’ noir vient rechercher ses chaussures volées et découvre, à travers leur regard, une misère qu’un fils de l’oncle Sam, même Noir, ne pouvait imaginer… Ou encore le jeune Edmund d’Allemagne, année zéro, toujours de Rossellini. On cite aujourd’hui comme précurseur du néoréalisme, le film de De Sica, Les Enfants nous regardent (1942), au titre symbolique…

“ Dans le monde adulte, l’enfant est affecté d’une certaine impuissance motrice, mais qui le rend d’autant plus apte à voir et entendre ”, écrit Gilles Deleuze dans le premier chapitre de l’Image-temps (Cinéma 2, éd. de Minuit, 1985). C’est sur cette idée que se construit la mise en scène et les propos du Gone du Chaâba. La première séquence est significative. Nous observons le départ du père, Bouzid, pour le travail. Un carton et la radio situent le temps de l’action. Formellement, il pourrait s’agir d’un documentaire. Mais progressivement, le mouvement de la caméra, l’inscription de l’action dans le “ cadre dans le cadre ”, l’apparition d’Omar, de dos, regardant son père s’éloigner. La subjectivité de l’enfant s’inscrit matériellement dans le film, instaurant le système visuel qui le structure : chose vue/regard d’Omar. Dès lors, le film n’a plus rien à voir avec la tentation du naturalisme ou de la simple objectivité documentaire. Regretter que le film n’ait pas la force d’un film militant, accusateur, dénonciateur – comme le fut autrefois Les Sacrifiés, d’Okacha Touita (1982), situé dans un bidonville de Nanterre en pleine “ guerre ” d’Algérie –, serait une erreur, puisqu’il ne s’agit pas du même propos : le film s’interroge sur une seule chose, ce qui se passe dans l’esprit d’un enfant de neuf ans qui prend peu à peu conscience de l’obligation de s’intégrer à une nouvelle culture, à un nouvel environnement, à un mode de vie qui ne le satisfait pas nécessairement, mais dont il pressent la nécessité impérative.

L’image, dans Le Gone du Chaâba, malgré les apparences, a une valeur moins objective et matérielle – même si Christophe Ruggia en respecte la matérialité et la vérité, refusant toute idéalisation poétique – qu’affective et imaginaire. En témoigne le passage de la séquence 23 à la séquence 24. Après la circoncision, Omar vient de refuser d’aller à l’école en gandoura, comme le prévoit la tradition. Il a provoqué la colère de son père et son sommeil agité paraît provoquer un cauchemar de flammes. Cet imaginaire se transforme en réalité, sous le regard à demi conscient de l’enfant : une baraque brûle. C’est précisément le moment où le film propose les éléments les plus “ réalistes ” sur la vie d’un bidonville : difficulté d’éteindre un incendie avec un unique point d’eau et des seaux, affolement de gens non formés pour un tel événement, absence d’intervention extérieure, danger présenté par les bombonnes de gaz, disparition d’une fillette du Chaâba dont personne ne parlera (la presse ne relatera que la découverte de la boucherie clandestine de Saïd, évidemment bien plus spectaculaire et tragique !). C’est en même temps une scène à la limite de l’onirisme (réminiscence de La Nuit du chasseur ?)…

Le travail de la mise en scène joue tout particulièrement sur l’espace. Le principe même du Chaâba, du bidonville en général, est celui d’un espace défini à l’intérieur de l’espace social général plus vaste. On songe au film de Boulem Guerdjou, très proche ami de Christophe Ruggia qui produisit ses premiers courts métrages, Vivre au Paradis (1998), qui montre, dans une scène magnifique et d’une grande émotion, l’arrivée de l’épouse et des deux enfants du héros (immigré de la première génération vers 1960) dans le bidonville de Nanterre, découvrant le misérable logement qui leur est échu, pour des années, pour la vie même, ou presque… Le Gone du Chaâba articule des images d’intérieur ou de ruelles du Chaâba très serrées, et quelques scènes ouvrant sur un espace où se mêlent aspiration à l’épanouissement et crainte des risques issus de cet espace. Même si le réalisateur regrette, avec une modestie rare chez un jeune réalisateur des années 90, que la nécessité de tourner certaines scènes d’intérieur dans l’espace plus large d’un studio ne lui ait pas permis de tenir le principe aussi nettement qu’il l’aurait voulu, ce rythme, cette respiration sont l’âme du film. Omar est prisonnier du Chaâba, tout en se sentant protégé par ses remparts. Dès le début, on voit Omar fermer la barrière du Chaâba. Progressivement, il est amené à affronter un espace plus large et renoncer à la protection du Chaâba, c’est-à-dire de la culture qu’il représente. Un espace qu’Omar, comme le spectateur, ressent comme angoissant, par exemple lorsqu’il suit son père au chantier (séq. 28) et découvre à la fois le travail de cette génération et ces immenses grues menaçantes. Cela ne l’empêche pas de prendre la décision de donner raison à Bouzid, de décider qu’il sera fier de lui, qu’il fera mieux que les “ Francès ”, comme il le lui a demandé.

Dans le même temps, l’ouverture de l’espace n’inscrit pas plus Omar dans la communauté maghrébine, au contraire. Plus le film avance, plus Omar s’enfonce dans une solitude angoissante, celle de celui qui est partagé entre deux cultures et finit par, ou risque de ne plus appartenir à aucune. Christophe Ruggia a l’intelligence et l’honnêteté de ne pas finir son film sur une note simplement tragique et pessimiste ou, au contraire, trompeusement optimiste, faisant du départ du Chaâba une victoire sur l’ignorance et la misère. Le dernier plan, où Omar se trouve seul dans l’immensité et la multiplicité des fenêtres du HLM, renforcé par l’élargissement progressif et brutal du cadre, se révèle plus angoissant que profondément positif : en passant du bidonville aux grands immeubles, les immigrés ont gagné en confort, mais souvent perdu en chaleur humaine, en vie collective, en anciens paysans habitués, comme nous le dit Ruggia, à un univers horizontal et placés dans un espace fondé sur la verticalité. Omar est sorti du Chaâba, il lui reste à affronter le futur : “ Mon enfance, je l’ai laissée derrière moi dans les ruines du Chaâba. Je vais travailler, lire et écrire et quand j’en aurai marre je fermerai les yeux et me mettrai à courir derrière les étoiles. ” Le refuge dans le rêve demeure nécessaire…
(Joël Magny et Yvette Cazaux)

Autres points de vue

Une incroyable chaleur dans sa manière de filmer les gamins turbulents

“ Le réalisateur fait preuve d’une incroyable chaleur dans sa manière de filmer les gamins turbulents. Face aux adultes déracinés et inquiets, ils sont l’âme du Chaâba et le moteur du film. Tantôt cruels, tantôt victimes, toujours spontanés. En ce sens, on peut comparer Le Gone du Chaâba aux 400 coups. Deux premiers films sur l’enfance, l’un mettant en valeur le cancre français, l’autre faisant l’éloge du surdoué algérien ”.
S.B., Studio, janvier 1998.

Rescapé du déterminisme

“ La vigueur du récit provient de son écriture de l’intérieur. Cet angle a le mérite de privilégier les rapports humains par rapport aux clichés classificateurs et de restituer une chaleur, une dignité, une verve toutes populaires…Il y a , avec ce “ Gone du Chaâba ”, roman et film, comme un acte de justice, d’histoire et d’amour envers ceux qui ont contribué à construire la France contemporaine, comme une dette payée aussi envers cette “ deuxième génération ” par l’un de ses fils et frère, rescapé du déterminisme sociologique. Il paraît que c’était écrit, “ mektoub ”, prétendait sa bonne pâte de père analphabète. ”
M.G., L’Humanité, 14 janvier 1998.

Beaucoup à voir avec la réalité de l’Algérie d’aujourd’hui

“ Le film porte essentiellement son enjeu sur l’intégration à la française […] qu’il ne traite le débat sur l’Algérie. Il n’empêche que les événements algériens infèrent une lecture particulière du Gone de Chaâba. […] Tandis que le pouvoir algérien de l’époque distille à la radio des discours révolutionnaires édifiants et simplificateurs, ses rejetons francisés découvrent la laïcité, et, de ce point de vue, Le Gone de Chaâba a beaucoup à voir avec la réalité de l’Algérie d’aujourd’hui. ”
Éric Derobert, Positif, février 1998.

Pistes de travail

1. Relevez les scènes où Omar est absent. Sont-elles nombreuses ? Pourquoi ? Comment se justifient-elles ?

2. Relevez les scènes où Omar lit. Que représente la lecture pour lui ? Comment réagissent ses camarades ?

3. Relevez les lieux dans lesquels se déroule film. Lesquels fréquentent les personnages principaux ? Qu’en déduisez-vous ?

4. Comment sont filmés les personnages (mouvements, vitesse, largeur du cadrage) à l’intérieur des baraques, dans le bidonville (extérieurs), et ailleurs ?

5. Comparez la famille d’Omar et celle d’Hacène.

6. Comparez la vie des garçons et celle des filles.

7. Décrivez le bidonville du film. Cherchez des renseignements sur les bidonvilles de cette époque et sur ceux d’aujourd’hui.

8. Comparez la vie en bidonville et en cité HLM.

9. Recherchez les origines de l’immigration algérienne en France.

10. Imaginez une lettre d’Omar à Hacène après leur séparation, et la réponse de ce dernier.

11. Imaginez la réaction du père d’Omar voyant ce dernier devenu adulte parler de son livre à la télévision.

12. Imaginez ce que sont devenus, vingt ans après, les enfants et adolescents qui entourent Omar : Hacène, Farid, Zohra, Sélim, Francis…

13. Les enfants acteurs (recrutement, formation, statut, retour à vie normale…).

Mise à jour:17-06-04

Expériences

Du cinéma “ Beur ” à l’intégration ;

Le Gone du Chaâba s’inscrit dans la suite de ce qu’il est désormais convenu d’appeler le “ cinéma beur ”. Ce mouvement, aux frontières indécises, apparaît vers 1984-85, avec Le Thé au harem d’Archimède, de Mehdi Charef, Le Thé à la menthe, d’Abdelkrim Bahloul, et Bâton rouge, de Rachid Bouchareb. Il prend pour personnages centraux des jeunes gens immigrés du Maghreb appartenant à la seconde génération de l’immigration et les films sont réalisés par des réalisateurs d’ascendance, à l’époque, principalement algérienne, installés en France depuis leur enfance ou leur adolescence.

Le temps des “ Dupont-la-joie ”

Ce ne sont pas, de loin, les premiers immigrés du cinéma de fiction français. Ils sont mêlés, en 1966 également, aux “ blousons noirs ” de toutes origines, y compris française, parmi les délinquants juste sortis de prison des Cœurs verts, du “ Francaoui ” (Français) Édouard Luntz. L’ouvrier et militant algérien incarné par Mohamed Chouikh, sur fond d’“ événements ” d’Algérie et sous le regard amoureux de Marie-José Nat, émeut dans Élise ou la vraie vie, de Michel Drach, rare film à montrer en 1970 la chasse aux “ porteurs de valises ” pour le FLN et le sport typiquement français des “ ratonnades ”. Le film de référence est pourtant Dupont Lajoie, d’Yves Boisset (1974), qui, malgré son schématisme, marque un saut radical : le frère de la victime de la ratonnade est élevé au rang de justicier. Le jeune Ali du Grand frère, de Francis Girod (1982), le prolonge en tentant, même en vain, d’utiliser un ancien légionnaire pour venger la mort de son frère.
Le film le plus juste, annonciateur du cinéma beur, est Laisse-béton, de Serge Le Péron (1984) qui fait enfin vivre les jeunes immigrés en marge du “ périf’ ” sur un écran français.

Le Temps des “ souffris ”

Dans les années 70, les immigrés maghrébins filment eux-mêmes les difficultés des Algériens débarquant et vivant en France : Mektoub ? et L’Autre France, d’Ali Ghanem (1970 et 1975), Quitter Thionville, de Mohammed Alkamo (1977, sur la “ prime de retour ”). Mais ces films seront bientôt critiqués par les jeunes beurs comme films de souffris (les pères qui ressassent leurs souffrances). Vient alors le temps de montrer la communauté maghrébine de France de l’intérieur, avec sa chaleur, sa gouaille et ses faiblesses, son humour aussi : magouilles, vols, dérive (Le Thé au harem d’Archimède), frime (Le Thé à la menthe), rêves déçus (Bâton rouge)… Si ce dernier se veut résolument optimiste, mais dans Cheb (1991), Rachid Bouchareb montre un jeune beur expulsé incapable de se réintégrer en Algérie, thème traité dix ans plus tôt sur un mode plus léger par Mahmoud Zemmouri dans de Prends 10 000 balles et tire-toi.

Une sensibilité particulière

Aujourd’hui, le cinéma beur n’est plus un “ genre ”, mais un aspect du cinéma français, auquel il est désormais intégré, où s’exprime plus simplement et naturellement une sensibilité particulière aux problèmes des communautés immigrées, au racisme, au chômage, aux problèmes des banlieues et de leur violence, au déchirement des cultures, à l’intégration ou la marginalisation absolue : Hexagone (1993) et Douce France (1995), de Malik Chibane, Bye-Bye, de Karim Dridi (1995), Malik le maudit, de Youcef Hamidi (1996), Sous les pieds des femmes, de Rachida Krim (1996), 100 % arabica, de Mahmoud Zemmouri (1997), Mémoires d’immigrés, l’héritage maghrébin, de Yamina Benguigui (1998).

Mais cette sensibilité n’est pas limitée aux beurs. Elle est partagée, à des degrés divers par des cinéastes non issus directement de l’immigration, parfois descendants de pieds-noirs, ou ne mettant pas au centre de leurs films des immigrés, comme en témoignent Jean-François Richet (État des lieux, 1994 ; Ma 6-T va craquer, 1996), Mathieu Kassowitz (La Haine, 1995), Thomas Gilou (Raï, 1995), Dominique Cabrera (L’Autre côté de la mer, 1997), et bien sûr, Christophe Ruggia.

Outils

Biliographie

Le gone du Chaâba, Azoug Begag, Ed. du Seuil, coll. Cadre rouge, 1986.

Cinémas de l'immigration, Guy Hennebelle, Cinémaction n° 24, 1983.
Dossier : cinéma beur, Cinématographe n° 112, 1985.
Le cinéma et les Beurs, Yves Alion, Revue du cinéma n° 429, 1987.
Cinéma arabe? Cinéma beur? Cinéma français?, Hedi Dhoukar.
Un cinéma de transition?, Christian Bosséno, Cinémaction n° 56, 1990.

De l'immigration en général et de la nation française en particulier, Jean-Claude Barreau, Ed. Le Pré-aux-Clercs, 1992.
Du bidonville aux HLM, M. Lallouli, Ed. Syros, 1993.
Un Nanterre algérien, Abdelmalek Sayad, Ed. Autrement, 1995.
Faire France, Michèle Tribalat, Ed. La découverte, 1995.
Le Blue-jean des exilés, A. Camesco, coll. Médium, Ed. l'Ecole des loisirs, 1995.
Le voyage de Mémé, Gil Ben Aych, Pocket Junior, 1996.
Mémoire d'immigrés : L'héritage, Yamina Benguigui, Ed. Albin Michel, 1997.
La double absence, Pierre Bourdieu, Abdelmalek Sayad, coll.Liber, Ed. du Seuil, 1999.

Vidéographie

Bye Bye, Karim Dridi. Distribution ADAV n° 8 563
Pigalle, Karim Dridi. Distribution ADAV n° 8 561.
De l'autre côté du racisme, Jean-Louis Comolli (documentaire). Distribution Images de la culture/CNC (Droits réservés au cercle familial)
Chronique d'une banlieue ordinaire, Dominique Cabrera (documentaire). Distribution Images de la culture/CNC (Droits réservés au cercle familial)