Elefante Blanco

Argentine, Espagne, France (2012)

Genre : Drame

Écriture cinématographique : Fiction

Prix Jean Renoir des lycéens 2012-2013

Synopsis

Le «bidonville de la Vierge» dans la banlieue de Buenos Aires. Julián et Nicolas, deux prêtres et amis de longue date, œuvrent pour aider la population. Julián se sert de ses relations politiques pour superviser la construction d’un hôpital. Nicolas le rejoint après l’échec d’un projet qu’il menait dans la jungle, où des forces paramilitaires ont assassiné les habitants. Profondément choqué, il trouve un peu de réconfort auprès de Luciana, une jeune assistante sociale, athée et séduisante.
Alors que la foi de Nicolas s’ébranle, les tensions et la violence entre les cartels dans le bidonville augmentent.
Quand le ministère ordonne l’arrêt des travaux de l’hôpital, c’est l’étincelle qui met le feu aux poudres.

Distribution

Ricardo Darin : Julián
Jérémie Renier : Nicolas
Martina Gusman : Luciana
Miguel H. Arancibia : Capataz
Federico Barga : Monito
Esteban Díaz : Chato
Pablo Gatti : Sandoval
Walter Jakob : Cruz

Générique

Durée : 1h45

Réalisation : Pablo Trapero
Producteurs : Jan Gordon, Pablo Trapero, Pablo Bossi

Direction artistique : Juan Pedro de Gaspar
Image : Guillermo Nieto
Montage : Nacho Ruiz Capillas, Pablo Trapero, Santiago Esteves
Son : Carlos Lidon
Musique : Michael Nyman
Maquillage : Carolina Ickebder
Coiffure : Ethel Veròn, Alberto Moccia
Costumes : Marisa Urruti

Autour du film

Entretien avec Pablo Trapero :

De quelle manière votre film reflète-t-il la situation actuelle ?

ELEFANTE BLANCO est un film qui dépeint plusieurs époques, presque toutes caractérisées par le travail qu’accomplissent les prêtres dans les bidonvilles. A Ciudad Oculta, où se trouve “l’Éléphant Blanc”, ils interviennent depuis la fin des années soixante. Et non seulement le quartier, mais également le pays tout entier, ont connu des épisodes très difficiles. Le vecteur d’unité, depuis toutes ces années, ce sont les gens, qui peuplent sur des générations un bidonville pratiquement devenu une ville à lui tout seul. Le film ne présente pas seulement la situation actuelle du quartier, mais également les générations qui s’y succèdent, incapables de partir, ainsi que ces prêtres qui les aident comme ils le peuvent.

Pensez-vous que l’Église catholique ait fait son examen de conscience quant à sa participation à la répression ?

Concernant la mort du père Mugica, deux courants s’affrontent. À ce jour, ce ne sont que des théories, car aucun procès n’a permis de faire la lumière sur les vrais coupables. Pour les uns, il s’agit de la « Triple A », l’Alliance Anticommuniste Argentine, qui faisait partie, dans les années soixante-dix, du gouvernement de Perón. Pour les autres, ce sont les Montoneros, un mouvement de gauche lui aussi péroniste. Par conséquent, on ne sait toujours pas avec certitude qui est responsable de sa mort, ni si l’Eglise y a joué un rôle ou a eu des informations à ce propos. On ne le saura jamais. Et puis, ce qui s’est passé dans les années soixante-dix n’est pas si simple. Car s’il est vrai qu’une partie de l’Église soutenait la répression, une autre partie la combattait, comme par exemple le Mouvement des Prêtres pour le tiers-monde, qui a eu son lot de disparus. De nombreux curés luttaient contre cette situation, dans les années soixante-dix. L’Argentine a ainsi été divisée entre deux positionnements différents, au sein d’un même lieu, d’une même famille. Certains membres du clergé soutenaient la répression et le gouvernement militaire, tandis que d’autres se battaient au péril de leur vie contre cet état de fait.

Quel est le message que véhicule, en 2012, ELEFANTE BLANCO ?

Les bidonvilles – ou les favélas, comme on les appelle dans d’autres pays – représentent l’exclusion sociale sous toutes ses formes. On y trouve presque une organisation parallèle accueillant tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, tentent d’intégrer un système. On le ressent particulièrement dans les bidonvilles abritant des personnes qui viennent de l’intérieur des terres et tentent d’accéder à la capitale. Le fossé économique et social fait que le bidonville est le meilleur endroit auquel ils ont accès. Le même sort attend les étrangers. Certains habitants de ces quartiers viennent des pays voisins, en quête de progrès. Cela crée une contradiction et une tension très fortes entre ce que les uns appellent le progrès et ce que les autres voient comme l’exclusion. Pour beaucoup de gens qui ont connu la misère, le bidonville est un premier pas vers plus de moyens et d’infrastructures. Quant aux personnes qui viennent de la ville, c’est pour elles l’endroit où l’on finit quand on tombe au bas de l’échelle sociale.

Selon vous, quel est l’apport de faire aujourd’hui un film sur des prêtres engagés ?

Un film qui présente des prêtres engagés parle en fait de personnes engagées. ELEFANTE BLANCO nous donne à voir des gens qui se battent au quotidien pour essayer de changer les choses, au moins dans ces quartiers. Dans le film, on découvre le travail de Nicolas et Julián, les deux prêtres, mais également l’action de Luciana et du groupe de travail qui les accompagne. De nombreuses personnes œuvrent anonymement, chaque jour, pour résoudre les difficultés du quotidien. Bien sûr, il y a des problèmes structurels, politiques, sociaux ou encore économiques que ne peuvent régler une assistante sociale, un prêtre ou un bénévole plein de bonnes intentions. Mais le film nous montre qu’il y a bien plus de personnes qu’on ne croit qui s’engagent chaque jour pour apporter, à terme, des solutions aux habitants de ces quartiers.

En tant que réalisateur, comment avez-vous donné aux personnages leur singularité ?

Dans le film, trois personnages sortent du lot. Tout d’abord, Julián, interprété par Ricardo Darín, représente la génération qui a perpétué le travail des Prêtres pour le tiers-monde et qui, arrivant juste après eux, a repensé cet engagement. Julián vient d’une famille de classe moyenne, voire aisée. Par son engagement social, il a en quelque sorte délaissé la tradition familiale pour consacrer sa vie aux pauvres.
Nicolas, quant à lui, appartient à la génération suivante, celle qui apprend des gens comme Julián. Incarné par Jérémie Renier, il est le prêtre étranger que l’on appelle « gringo » et qui revient de plusieurs missions humanitaires, non seulement en Amérique latine, mais aussi dans le monde entier. Dès le début du film, on comprend que le lien qui unit les deux hommes ne s’est pas tissé en Argentine, mais lors des voyages que Julián avait l’habitude de faire, suivant la tradition des Prêtres du tiers-monde de porter la bonne parole aux autres pays. Nicolas a une vision plus terre-à-terre et un travail plus éloigné de la théologie de la libération des années soixante-dix. On comprend très vite qu’il s’intéresse plus aux relations avec les habitants qu’à la religion. Sa façon de travailler, qui l’oppose à Julián, met de côté la religion au profit de liens plus directs et personnels avec les gens, ce qui génère des tensions entre les deux amis.
Cette relation entre Julián, qui symbolise le travail sous le signe de la religion, et Nicolas, est enrichie par le regard de Luciana. Assistante sociale, elle œuvre depuis plusieurs années aux côtés de Julián pour aider les habitants du quartier à réaliser leurs tâches quotidiennes, notamment par la restauration, les ateliers de réhabilitation pour les drogués, le soutien scolaire, les ateliers de couture, etc. Ces différentes activités lui permettent d’approcher les habitants, de leur apprendre un nouveau mode de travail, bien souvent en dehors de la structure religieuse ou politique, habituellement utilisée pour mener à bien ces travaux sociaux. Les autres personnages représentent les différentes voix de cet endroit : les immigrés, les gamins qui luttent au quotidien pour sortir des problèmes inhérents au quartier.
Enfin, d’autres habitants, qui deviennent des personnages à part entière, trouvent dans le bidonville un lieu d’adoption. Ils y vivent depuis des générations, c’est leur quartier, leur environnement et non un lieu de passage, un refuge, comme on pourrait le croire de l’extérieur. La plupart de ces familles habitent là depuis trois ou quatre générations. D’autres personnages nous montrent aussi le bidonville comme un repaire, une forteresse, en particulier pour les narcotrafiquants et autres criminels. A certains moments du film, on voit bien comme les délinquants se livrent à toutes sortes d’activités illégales, protégés par les murs du quartier.

Quelle leçon la société argentine aurait-elle dû tirer de son passé ?

Le passé de tout pays, de toute personne, est trop vaste pour qu’on n’en tire qu’une seule leçon. Selon moi, l’histoire de l’Argentine, comme le passé d’une personne, est si complexe qu’on pourra toujours en tirer quelque enseignement. Je ne crois pas qu’une seule leçon puisse résumer notre expérience. Le passé nous fait réfléchir quotidiennement sur notre présent, et j’estime qu’une société, un pays, avancent lorsqu’ils peuvent réfléchir sur leur histoire. Je ne crois pas aux réflexions ou aux réponses totalitaires, je crois qu’il faut se retourner en permanence sur son passé et l’utiliser comme un miroir. Ce que l’on peut retirer d’une situation traumatisante, c’est qu’il faut la garder en mémoire pour améliorer l’avenir. Mais je ne me sens pas capable d’évaluer ce que la société a subi dans son ensemble, je ne crois pas à une réponse unique. Évidemment, ce que nous pouvons faire c’est, en regardant derrière nous, construire un monde meilleur pour l’avenir, et c’est vrai pour n’importe quel pays et n’importe quelle personne.

Pistes de travail

Au cœur de l’enfer

C’est par quelques plans aériens que l’on découvre le « bidonville de la Vierge ». Indice discret de la spiritualité qui plane sur une partie du film ? Annonce de la distance du point de vue assuré de bout en bout par l’étranger, le gringo belge Nicolas ? Volonté d’embrasser le sujet avant d’aborder des choses plus sérieuses, plus « terre à terre » ? Hauteur des ambitions du projet ? Artifice plastique d’un film qui a choisi le format cinémascope pour raconter la misère des gens ? Quelles que soient les intentions de ces belles images, on ne doit pas se laisser abuser par leur effet de manche visuel (il y en aura d’autres dans le film), Elefante blanco n’est en aucun cas un film superficiel. À l’inverse, il fouille, il creuse, il cherche. Régulièrement, il nous entraîne dans les ruelles obscures des compromissions des hommes politiques et du clergé local, dans les venelles sombres du commerce des cartels, dans les boyaux malfamés de la villa au risque même de nous égarer en cours de route. Car il faut bien le dire, le foisonnement du scénario (pourtant parfaitement linéaire) est parfois à l’aune du désordre ambiant : hallucinant mais compliqué.
Ce désordre, qui tient souvent du chaos, est par ailleurs restitué avec une extraordinaire acuité, un souci du détail qui exige du spectateur une attention de chaque instant. Sans jamais être démonstrative, l’image est en effet souvent pleine d’indices signifiants et de micro-histoires qui forcent l’œil à voyager dans son cadre. On y voit le quotidien d’un monde âpre et insolite, fait d’une masse considérable de gens, toutes générations confondues, tendus dans un perpétuel mouvement vers des activités banales ou mystérieuses. Tous habitent parfaitement le décor, et participent par leur présence fiévreuse à la greffe réussie de la fiction sur le vivant. À cet égard, la longue scène où Nicolas est conduit les yeux bandés par les narcotrafiquants à travers le bidonville pour récupérer le corps d’un enfant mort est aussi instructive que palpitante. Emblématique des obstacles à franchir et du parcours compliqué (littéralement labyrinthique) que lui et son collègue Julián doivent souvent emprunter pour mener à bien leur mission humanitaire, cette scène nous introduit au cœur malfaisant de la villa et nous donne à voir avec précision la mécanique paranoïaque de son économie souterraine.

Destins brisés

De facture classique, Elefante blanco est une œuvre profondément humaniste, cultivant la modestie. Aucun chantage à l’émotion, aucune morale assenée ici. Le film, parfaitement respectueux de son sujet, garde à tout moment la bonne distance. Cela ne l’empêche pas cependant de développer quelque ambition scénaristique au risque parfois de frôler la surcharge ou la rupture de sa belle unité. En plongeant donc les très (trop) nombreux fils de sa fiction dans le jus saumâtre du réel, le film tient à la fois du reportage social (la villa), de la romance (entre Nicolas et Luciana, l’assistante sociale), du pamphlet politique (les autorités) et du film d’action (les cartels). Les deux figures centrales du récit, Nicolas et Julián dont le parcours coupe toutes les trajectoires, sont chargées d’en assurer le lien. Et c’est par leur fiction que le film pénètre dans la réalité des lieux, laquelle exerce ensuite une forte pression et broie les destins. Au début, les deux prêtres, certes de culture et de caractère différents, forment un duo d’amis soudé par des souvenirs et une expérience commune. Un beau schéma fusionnel père-fils se met même rapidement en place entre les deux, l’un initiant patiemment l’autre aux codes singuliers de la villa.
Mais l’entente des deux héros va peu à peu se détériorer à l’épreuve des faits. Julián, homme malade qui se sait condamné, est aussi un être de culture, de la culture du pays dont il connaît les rouages, les petits arrangements et les grosses lâchetés. Fatigué, souvent humilié, il sent son courage le quitter. Ses convictions vacillent, son engagement s’effrite. Il n’ira jamais au-delà de ce que sa mission – et ses croyances religieuses – l’autorise. Ce qui n’est pas le cas de l’autre, l’étranger, l’homme au regard neuf, le jeune Nicolas qui, impatient de sa propre impuissance face aux ravages causés par les narcotrafiquants, va voir s’opérer en lui une lente révolution. D’homme de terrain attaché aux devoirs de sa fonction, il va devenir un homme de combat, prendre parti, s’engager aux côtés des victimes des tout-puissants cartels. Son implication physique, qui fait de lui une sorte de justicier martyr, s’accompagne également d’une douloureuse crise spirituelle, d’une perte de foi qui s’exaspérera au contact de la belle Luciana.

Les limites de l’action humanitaire

À l’image du colosse de béton qui donne son titre au film, c’est à une montagne de problèmes que s’attaquent quotidiennement les ONG, prêtres missionnaires et autres travailleurs sociaux tels que Luciana. Outre la foi et une passion intangible, elle exige d’eux une capacité d’abnégation hors du commun. Il leur faut accepter d’être les acteurs modestes d’un rôle utile mais fragile, savoir être au cœur des problèmes sans pour autant maîtriser les tensions périphériques. Le cas du jeune Esteban, que l’on pense un moment sauvé de l’enfer de la drogue et de ses trafiquants et que l’on retrouve du jour au lendemain à nouveau sous leur emprise, en est un excellent exemple. Or, le coup de force de Nicolas interroge crûment les limites de l’action de salubrité publique de tous les « humanitaires » en pareil territoire. Jusqu’où intervenir, sachant que toute immixtion qui nuit aux activités des narcotrafiquants est aussitôt comme ici sanctionnée par la mort ? Comment s’impliquer davantage sans prendre le risque de ruiner le long travail de confiance établi entre la population, les cartels, la police, les pouvoirs sociaux, politiques et religieux ? En attendant d’éradiquer tous les maux à la source des nuisances, que faire face aux narcotrafiquants qui se servent des enfants et adolescents pour régler leur odieux commerce ? Que faire, sachant qu’agir comme Nicolas, c’est aussi subir ? En mettant son corps en jeu, celui-ci s’est exposé et l’a payé chèrement ; les cartels ont eu sa peau.

Extrait du dossier pédagogique du réseau Canopé