À bout de souffle

France (1960)

Genre : Comédie dramatique

Écriture cinématographique : Fiction

Lycéens et apprentis au cinéma, Lycéens et apprentis au cinéma 2005-2006

Synopsis

A Marseille, Michel Poicard, un jeune voyou, vole une voiture avec l’aide d’une femme qu’il abandonne peu après sur le pavé phocéen. Sur la route de Paris, il est pris en chasse par des policiers et en abat un, armé d’un revolver trouvé dans le véhicule.

Arrivé à la capitale, il récupère l’argent que lui doit un ancien complice, Tomaltchoff, cherche à joindre un second, Berutti, afin qu’il l’aide à partir pour Rome. Mais son retour dans les rues de son enfance est surtout motivé par le désir de revoir Patricia, une journaliste en herbe américaine qui, pour l’heure, vend le New York Herald Tribune, et avec qui il a déjà eu une liaison. Ne connaissant rien des activités crapuleuses de ce garçon qui change promptement de véhicules en lui faisant une cour effrénée et pour lequel elle nourrit des sentiments assez troubles, la jeune femme tente de le repousser gentiment. Mais le fait qu’elle interviewe le grand écrivain Parvulesco ou qu’elle flirte avec le journaliste Van Doude ne l’empêche pas de penser que ce Michel est, peut-être, sa grande histoire d’amour.

Pour l’heure, ce dernier, qui envahit sa chambre d’hôtel en la poursuivant de ses assiduités, peine à retrouver ses amis et doit fuir la police qui l’a identifié : quand les inspecteurs interrogent Patricia, elle prend conscience que cet excentrique prétendant est un criminel. Elle devra faire un choix.

Alors que Poicard est enfin parvenu à récupérer la somme nécessaire à son envol italien, la jeune femme le dénonce à la police qui l’abat.

Générique

Réalisation : Jean-Luc Godard
Scénario : François Truffaut, Jean-Luc Godard, d’après une histoire de François Truffaut
Image : Raoul Coutard
Son : Jacques Maumont
Musique : Martial Solal (musique additionnelle : Wolfgang Amadeus Mozart, Le concerto pour clarinette)
Assistant-réalisateur : Pierre Rissient
Montage : Cécile Decugis et Lila Herman
Conseiller technique : Claude Chabrol
Production : SNC – Société Nouvelle de Cinématographie, Imperia Films, Georges de Beauregard
Durée : 1 h 35
Noir et Blanc
Sortie à Paris : mars 1960
Interprétation
Michel Poicard alias Laszlo Kovacs / Jean-Paul Belmondo
Patricia Franchini / Jean Seberg
L’inspecteur Vital / Daniel Boulanger
Antonio Berutti / Henri-Jacques Huet
Carl Zumbach / Roger Hanin
Van Doude / Van Doude
L’adjoint de l’inspecteur Vital / Michel Fabre
L’écrivain Parvulesco / Jean-Pierre Melville
Tomaltchoff / Richard Balducci
Claudius Mansart / Claude Mansard
Liliane / Liliane David
Un journaliste / François Moreuil
Le dénonciateur / Jean-Luc Godard
Le pochard / Jean Domarchi
Journaliste interviewer / Jacques Siclier
Un journaliste / André S. Labarthe
Autres journalistes / Jean-Louis Richard, Jean Douchet, Raymond Huntley, Philippe de Broca, José Bénazéraf, Michel Fabre, Michel Mourlet, Guido Orlando, Raymond Ravanbaz,, Jacques Serguine, Virginie Ullmann, Emile Villion

Autour du film

Lorsque Robert Benayoun écrit qu’A bout de souffle a lancé la mode du « film mal fait » (Positif n°46, juin 1962, p. 27), il résume de manière tranchante les principales caractéristiques d’un film placé sous le signe de la provocation. Que fait, en effet, Godard sinon bouleverser les règles de composition classique avec un systématisme qui marque, à la fois, le bouillonnement créatif d’un jeune cinéaste (c’est son premier long-métrage et il a 29 ans) en signant le manifeste esthétique de ce qui est resté comme la Seconde grande école artistique du cinéma français (après « le réalisme poétique »), La Nouvelle Vague.

Cette « révolution » ne saurait se mesurer hors de sa première balise qui est le genre : A bout de souffle appartient effectivement au film criminel de par son argument (son héros y commet plusieurs méfaits), son point de vue (nous suivons presque toujours Michel Poicard, l’auteur des délits) et son atmosphère (nous trouvons bien, de bars de nuit en garage « louche », en passant par un studio de photos osées, les lieux traditionnels de cette catégorie). Plus encore, la structure globale du film épouse le mécanisme tragique qui fonde un corpus associant d’ordinaire (car il y a des exceptions) le crime à la punition de son responsable.

A ces signes indispensables sont associés un certain nombre de références, certaines directes, d’autres non. Sans exhaustivité, nous pouvons évoquer, dans le premier ensemble citationnel, la dédicace à Monogram (studio de séries b), Humphrey Bogart (les photos et le geste du pouce passé sur les lèvres), le film Tout près de Satan de Robert Aldrich (1957), le Concerto pour clarinette de Mozart n° 622 (1791) ou lrène, le tableau de Renoir (1880), tandis que, dans l’ordre des allusions moins explicites, se trouvent Le corsaire rouge de Robert Siodmak (1949) (l’ouverture où le héros apostrophe directement le spectateur) et Monika d’Ingmar Bergman (1957) (le regard-caméra provocant de son héroïne). La liste est loin d’être close, car la mise en scène d’A bout de souffle consigne la reconnaissance d’un monde artistique (majoritairement figuratif) comme horizon. C’est là qu’on sent poindre le critique sous le réalisateur et que le goût de l’audace reste dominé par l’idée de l’inscrire dans une tradition à perpétuer en tentant de créer une nouvelle esthétique.

Cette pratique ostentatoire ne se limite pas au registre intertextuel : le film, par les regards et les apostrophes-caméra de ses personnages, par son souci de rendre visible ses rouages narratifs (inscrire leur issue funeste sur un panneau déroulant, comme s’il s’agissait d’un message publicitaire), ou, plus simplement, son dispositif, à travers le « tremblé » de sa caméra portée, clame la volonté de briser la « transparence » classique. Il s’agit, pour Godard, de donner à voir le cinéma lui-même comme un monde-en-soi responsable de la codification des existences qu’il représente : pour dépasser cette dernière, il faut introduire l’imprévu, d’abord en utilisant les vertus des décors naturels et de leurs occupants, ensuite, en choisissant une pellicule photographique très sensible à la lumière réelle, enfin, en dirigeant les acteurs dans le sens d’une authenticité qui recherche la liberté des corps (on se lave les pieds, on joue sous les draps) et des mots (Michel demandant s’il peut uriner dans le lavabo). Mais cette « modernité » ne fait qu’élargir le champ d’un dispositif en butant sans cesse sur le même écueil : l’incapacité à inventer une forme qui ne serait pas immédiatement promise à l’enfermement. C’est donc le mouvement continu (les incessantes démarches de Poicard, les voltes-faces de Patricia) qui est visé comme échappatoire et crédo, d’où un goût certain pour le montage syncopé — les nombreux jump-cut (enchaînement abrupt de plusieurs bouts de plans appartenant à différentes prises d’une même séquence) —, les hiatus brutaux entre deux plans confrontés à de longs plans-séquences misant, eux, sur la continuité spatio-temporelle. Ce dynamisme constant de la forme tente de proposer des alternatives au programme d’action initialement fixé. En peignant un élan constant, Godard ne cherche rien moins qu’à interroger les puissances du cinéma car, qu’il s’agisse de ce qui étouffe comme de ce qui libère, c’est toujours lui qui est l’enjeu d’A bout de souffle.

Vidéos

Le regard caméra

Catégorie :

C’est le moment dans un film où la personne filmée regarde dans l’objectif de la caméra. Voici une exploration, à travers différents extraits, de la valeur que peut prendre ce procédé.

Dans Paris, Christophe Honoré, 2006
Dans le premier extrait, le réalisateur Christophe Honoré fait s’adresser son personnage au spectateur. La surprise produite par le premier regard qu’il lance vers l’objectif de la caméra (« Non, non, vous ne vous trompez pas, il s’agit bien d’une apostrophe » dit le personnage) nous renseigne sur l’interdit, développé plus bas dans ce texte, que constitue d’ordinaire le regard caméra.
En 2006, date de sortie de ce film au cinéma, le regard caméra n’est plus une audace formelle.
Le procédé participe ici :
1) de la construction d’un personnage, celui de Jonathan (Louis Garrel), l’hédoniste du film qui, par nature, relativise les problèmes. Et de fait, le regard caméra instaure une distance par rapport au récit. Ils seront une respiration bénéfique, un détachement par rapport à l’humeur noire du frère, Paul (Romain Duris), englué dans sa dépression.
2) de l’esprit et du style du film. En dandy mélancolique Christophe Honoré cultive les références à cette période effervescente du cinéma français, celle de la Nouvelle Vague française. On retrouve chez lui les regards caméra chers à Godard mais aussi son gout pour la langue française, comme chez Rohmer, ainsi que la sincérité et l’insouciance des personnages de Jean-Pierre Léaud chez Truffaut, qui sont rejoués par Louis Garrel. En 2006, ces traits formels inscrivent certes le film dans cette lignée artistique, mais le parent aussi – et surtout – d’une nostalgie raffinée très stylée…

À bout de souffle, 1960 et Pierrot le fou, 1963 de Jean-Luc Godard
… Car en traversant l’histoire, le regard caméra s’est muté en marque de fabrique de ce mouvement artistique français né au début des années 60 en France. Mais à l’origine, l’utilisation entre autres moyens, du regard caméra a fait lïfet d’une insurrection artistique, et a véritablement produit une cassure révolutionnaire dans l’histoire du cinéma.
Dans A bout de souffle et Pierrot le fou le spectateur de cette époque, jusque là habitué à « s’oublier » dans le film grâce à la forte impression de réalité produite sur lui par le cinéma, est soudain bousculé par l’adresse directe du personnage/acteur à son égard. C’est ce qu’exprimait Roland Barthes dans L’obvie et l’obtus (Essais critiques III, Paris, édition du Seuil, 1982)  à propos du cinéma narratif classique «Un seul regard venu de l’écran et posé sur moi, tout le film serait perdu». Par le procédé du regard caméra, Godard perce l’univers hermétiquement clos de l’histoire et force le spectateur à se rappeler la présence d’un intermédiaire jusqu’ici bien dissimulé : le réalisateur, qui, avec sa caméra opère une reconstruction du réel qu’il enregistre. Désormais, le cinéma entrera dans un second degré d’existence. Il ne se contentera plus de raconter des histoires mais pourra se prendre lui même comme sujet de réflexion dans un film.

Les 400 coups, 1959 de François Truffaut, Monika, 1953 de Ingmar Bergman
Un an avant À bout de souffle, François Truffaut utilisa lui aussi le regard caméra dans les 400 coups, en 1959. Mais cette fois le regard d’Antoine Doisnel (Jean-Pierre Léaud), le personnage principal, intervient à la fin du film. Alors que nous venons de partager son enivrante course vers la liberté (il parvient à s’échapper d’un centre pour mineurs délinquants), son rythme s’apaise et son regard se plante dans les yeux du spectateur. La gravité de ce regard dirigé vers la caméra force le spectateur, confortablement assis dans le noir, à considérer le destin du personnage, l’implique. Cet engagement moral demandé au spectateur constitue aussi un des traits de la modernité du cinéma.
Truffaut s’inspire d’un autre célèbre regard caméra, aussi lourd de questionnement moral, celui de Monika, dans le film éponyme de Ingmar Bergman de 1953.

Récréation, 1992 de Claire Simon
Raging Bull, 1980 de Martin Scorsese
Sur la plage de Belfast, 1996 de Henri François Imbert : regard caméra et authenticité
Dans le film documentaire, qui par définition revendique un contenu non fictionnel, l’impression de réalité est encore plus forte que dans le cinéma classique dans lequel « s’oublie » le spectateur. Dans Recréation, la réalisatrice Claire Simon choisit l’immersion pour saisir la spontanéité des jeux d’enfants dans une cour de l’école…jusqu’à ce que le regard d’une fillette qui s’intéresse soudain à la caméra vienne nous rappeler la présence de la réalisatrice et la part de subjectivité existante, même dans un film documentaire.
Le film de famille retrouvé par Henri François Imbert dans Sur la plage de Belfast, se donne immédiatement comme tel grâce aux regards caméra qu’il contient.
Avec le bougé et le flou, le regard caméra devient un code du film amateur. Il est intégré naturellement par la fiction quand il s’agit de créer un faux home movie (Raging Bull)…A tel point que son absence sur des images bougées et de mauvaise définition suffit à trahir la fiction. Par exemple, le réalisme des images et des comportements dans L’Esquive, d’Abdellatif Kechiche, ne pourraient pas tromper un spectateur (même si ce n’est bien sûr pas le projet du film) car les personnages, aussi authentiques soient ils, ignorent totalement la caméra qui les filme.

The Adventurer, 1917, Charlie Chaplin
Docteur Jerry et Mister love, 1963, Jerry Lewis
Annie Hall, 1977, Woody Allen
Issu des arts de la scène (cirque, music hall), le comique burlesque a emmené avec lui, lors de son passage à l’écran, un certain nombre d’éléments scéniques comme la frontalité du cadrage typique des premiers films ou encore les adresses directes au spectateur. Le regard caméra va donc persister et être utilisé par les comiques burlesques comme gag.
Dans Le cinéma burlesque ou la subversion par le geste (ed. L’Harmattan, 2007), Emmanuel Dreux défini le gag comme « un écart par rapport à un ordre programmé ». C’est bien de cela qu’il s’agit lorsque, dans Docteur Jerry et Mister Love, le personnage continue à faire du bruit alors qu’il vient d’ôter ses chaussures. Par son regard incrédule à la caméra, Jerry Lewis redouble ce gag, mais en créé aussi un nouveau : nous ne nous attendions pas à le voir nous regarder.
Woody Allen, qui a fait ses classes comme comédien de stand up, utilise aussi l’aparté dans plusieurs de ses films, et de façon marquée dans Annie Hall. L’aparté de Alvy Singer au spectateur – que n’entend pas le personnage joué par Diane Keaton – participe bien sûr d’une distanciation (nous prenons conscience de notre posture de témoin car nous avons entendu et sommes en mesure de trancher leur malentendu) mais aussi de ce plaisir de l’écart.


Analyse et montage : Cécile Paturel

 

Pistes de travail

Travailler sur A bout de souffle avec des lycéens en 2005 est difficile : si le film bénéficie d’un statut totémique chez les cinéphiles, il ne représente pas la même borne référentielle pour un public non averti qui risque de le trouver dépassé (c’est tout le problème des œuvres en phase avec leur époque), voire ennuyeux. Il faut alors étudier le texte lui-même pour mesurer son intérêt « historique ».

Si l’on parle de (petite) « révolution » esthétique, il faut pouvoir l’estimer à la tradition qu’elle bouscule et celle du genre est une bonne entrée. Sur ce dernier, le film criminel, on peut chercher des définitions (présence du méfait, point de vue de son auteur et non de celui qui veut en résoudre l’énigme), en n’hésitant pas à évoquer quelques exemples récents (Ocean’s Twelve de Steven Soderbergh, 2004). Cette ouverture permet de réfléchir à la manière dont Godard s’inscrit dans cette catégorie, en en soulignant les codes. Ces derniers sont également mises en avant par les nombreuses références du film. Le cinéma actuel (Kill Bill de Tarantino (2004), comme brillante synthèse) habitue le public à tout un cinéma allusionniste : précurseur de cette tendance, A bout de souffle peut se prêter au jeu du repérage de ses citations (voir vidéo La citation) et, ensuite, à la prise en compte des modalités de leur visibilité. Pour prendre deux exemples, dans l’affiche de Tout près de Satan devant laquelle passe Poicard, le titre du film est moins souligné que son slogan publicitaire (« Vivre dangereusement jusqu’au bout »). Pareillement, le panoramique sur le Abracadabra de Sachs prend soin de se concentrer sur l’exergue du livre posthume (« Nous sommes des morts en permission »). Dans les deux cas (mais on peut les étendre à la quasi-totalité des citations), se trouve formulée, sur le mode d’un écho, une des conventions expresses du film criminel, héritée de la Tragédie, l’inscription de son héros dans un processus funeste.

Pourquoi surligner ainsi les pistes ? Il y a deux réponses possibles :

  • la première concerne l’hommage d’un cinéaste, qui est aussi (et, essentiellement, à l’époque de son film) critique d’art, à ses contemporains ou prédécesseurs.
  • la seconde consiste à réfléchir sur une certaine écriture moderne de la fatalité : les fonctions de son annonce, dévolues au chœur antique dans le modèle grec, et au symbolisme visuel dans un certain cinéma classique (l’archétype de l’aveugle reconnaissant l’infanticide dans M, le maudit de Fritz Lang, 1931) sont ici attribuées aux médias. On pourra d’ailleurs mettre en parallèle ces inclusions de type épitextuel (couverture, affiche, slogan) avec l’omniprésence des moyens de communication (le journal comme leitmotiv, mais aussi la radio, les messages publicitaires en néon) qui, tous, en définitive, scandent la certitude tragique. Quelles alternatives propose alors le cinéaste pour sortir de cet étau ? Il faut réfléchir aux moments (le début dans la voiture, le dernier plan) où les personnages réagissent frontalement au fait d’être filmés, y voir, au-delà de l’audace (relative, Godard n’est nullement l’inventeur du regard ou de l’apostrophe-caméra), une tentative de s’affirmer face à l’objectif. Cette « fraîcheur » gentiment contestataire peut être mise en corrélation avec tout ce qui, dans A bout de souffle, relève de l’« amateurisme » ou, si l’on préfère, du sentiment de l’incontrôlé. Un simple relevé narratif mettra en avant le fait que la majorité de ses scènes est consacrée à la difficulté de l’histoire d’amour entre Poicard et Patricia, soit à ce qui ne relève pas de l’ordinaire d’un film criminel.Cette orientation sur l’intimité amoureuse ouvre une brèche quant à la question de la peinture du sentiment échappant, par définition, au figement. Aborder cette question, c’est surtout, aborder la nécessité (vitale puisqu’elle est aussi celle d’un personnage principal piégé par son parcours générique) du cinéma à peindre le jaillissement, le spontané, l’éruptif. Les lycéens pourront être sensibilisés à plusieurs effets « techniques » (cf rubrique Mise en scène) : le hiatus, le Jump-cut, le plan-séquence en caméra portée (le plus célèbre étant celui des Champs-Elysées), trois manières de monter une action et de jouer sur des ruptures de temporalité ! Ces résultats pourront être étoffés par l’étude du jeu d’acteur, orienté vers un « naturel » chargé de dissimuler la fébrilité de corps angoissés par leur disparition proche. Tout est, ici, réaction face à cette clôture. A bout de souffle, qui est aussi un document sur une époque et un lieu donnés (le Paris de la fin des années 50), énonce, avant tout, le traité de style d’un jeune artiste. C’est par le biais de cette invention constante que le film doit sortir de son lourd statut de monument pour redevenir un riche objet d’études.
    Fiche réalisée par Philippe Ortoli
    1er septembre 2005

Expériences

A bout de souffle étant considéré (avec Hiroshima, mon amour de Resnais, Les 400 coups de Truffaut, Le beau Serge et Les cousins de Chabrol, tous sortis entre 1959 et 1960) comme le manifeste esthétique de la Nouvelle Vague, on trouve à son générique quelques noms emblématiques d’une école dont les influences n’ont pas fini de se faire sentir sur tout un certain cinéma français contemporain.

Rappelons juste les plus illustres, Godard, bien sûr, dont le parcours atypique a marqué la production hexagonale, signant alors son premier long-métrage (voir Cinéaste), Truffaut, ici scénariste, qui venait de bouleverser le paysage cinématographique hexagonal avec ses 400 coups primé à Cannes en attendant de poursuivre une brillante carrière d’auteur, Chabrol, conseiller technique qui, le premier, avait franchi le pas du film à long format, le producteur Georges de Beauregard, marseillais débutant en Espagne dans la fabrication de deux des plus grands succès du cinéma pré-Almodovar (Grand-rue et Mort d’un cycliste de Bardem en 1955), dont la rencontre avec Godard inaugura une prolifique carrière de responsable officiellement labellisé « Nouvelle Vague » (Cléo de 5 à 7 d’Agnès Varda, 1962, Adieu Philippine de Jacques Rozier (1963) ou La collectionneuse d’Eric Rohmer (1966)), Raoul Coutard, chef-opérateur reporter-photographe de guerre (notamment dans l’ancienne Indochine pour la conservation de laquelle il s’est engagé en 1945 dans le corps expéditionnaire), dont la collaboration avec Godard se poursuivra sur 10 films (et 4 films pour Truffaut), et une distribution qui fait intervenir, souvent comme apparitions, des noms représentatifs : collègues critiques (Jacques Siclier, Jean Domarchi, Jean Douchet), jeunes cinéastes (Philippe De Broca, Richard Balducci, José Bénazéraf, aucun des trois, d’ailleurs, n’ayant jamais eu le label « Nouvelle vague » mais qui, respectivement dans la comédie légère, le polar érotique et ce qui allait devenir le cinéma pornographique, allaient participer de ce renouveau esthétique), réalisateur –culte (Jean-Pierre Melville, une des références de Godard à l’orée de sa carrière de maître du polar), sans compter les authentiques comédiens-emblêmes, Belmondo, en tête de liste, issu de Chabrol (A double-tour, 1959 où son personnage de pique-assiettes s’appelait Lazslo Kovacs) et revenant par deux fois chez Godard (Charlotte et son Jules en 1962 et Pierrot le fou en 1965) avant de devenir le comédien-phare du cinéma populaire français, Jean Seberg icône d’Otto Preminger (elle a été sa Jeanne d’Arc et l’héroïne de Bonjour, tristesse en 1956), et même Roger Hanin qui allait être associé à Claude Chabrol, via le personnage de l’agent secret « Le tigre » dans les années 60. Tous ces noms sont donc réunis pour la constitution d’un projet dont il est utile de rappeler le contexte.

Le terme « Nouvelle Vague », « invention de journalistes » selon Truffaut, au sens où il a été effectivement été forgé par la plume de Françoise Giroud reprenant les résultats d’une enquête de L’express sur la jeunesse d’alors en un volume intitulé La nouvelle vague : portraits de la jeunesse (1958), désigne, plus précisément, la poignée de cinéastes débutants qui, pour la plupart critique de cinéma aux revues Les cahiers du cinéma et Arts, réalisèrent, à la fin des années 50, leur premier long-métrage. Sans revenir, en détails, sur une aventure qui a donné lieu à moult thèses et ouvrages (cf. les quelques titres de la rubrique « Outils »), rappelons juste qu’elle s’enracine, à travers les textes polémiques et critiques des jeunes artistes (principalement ceux de Truffaut), dans la systématique démolition d’une tradition cinématographique nommée « la qualité française », l’amour d’un cinéma américain de genre (on disait des critiques des Cahiers qu’ils étaient hitchcocko-hawksiens), et la défense des auteurs de film (au nom de la politique du même nom).

En ce sens, A bout de souffle incarne bien cette nouvelle manière de réaliser et de produire des films : sa genèse est pourtant classique. Le producteur Georges de Beauregard propose à Godard l’adaptation de Pêcheur d’Islande de Pierre Loti qui lui préfère un scénario de Truffaut écrit en 1956 acheté pour 1 million de francs anciens (le cinéaste avait tenté vainement de le réaliser avec Gérard Blain puis Jean-Claude Brialy dans le rôle de Poicard). C’est avec un budget bas (40 millions de francs largement handicapés par le coût du cachet versé à la Fox pour obtenir Jean Seberg) et une avance de la SNC (société de distribution) que le film se tourne en quatre semaines (du 17 août au 15 septembre 1959) suivant des conditions qui sont, là encore, devenues légendaires tant elles favorisent l’idée (empruntée au néoréalisme) de l’innovation permanente : Godard donne, le matin même, les dialogues à ces comédiens qui se retrouvent dans une situation souvent très inconfortable (Jean Seberg, rompue au professionnalisme hollywoodien, ne comprenait pas quel film d’amateurs on lui faisait tourner), favorisant leur improvisation. Le choix de Raoul Coutard à l’image, qui a une certaine expérience du reportage (pour Paris-Match, notamment) et adore les difficultés techniques, même s’il est imposé à Godard par le producteur, sera primordial (les deux hommes travailleront d’ailleurs ensemble durant 10 films) : filmer dans une chambre exigüe en restant proche des deux comédiens qui y jouent leur ballet d’amour, capter les mêmes dans un Paris transformé en gigantesque décor naturel, demande une grande adresse dans l’utilisation de la,Cameflex (caméra légère dont le premier utilisateur est Orson Welles pour La soif du mal (1957) qui a initié largement l’esthétique d’A bout de souffle : on sait, par exemple, que c’est en dissimulant la caméra dans une bicyclette de livraison des postes que Coutard a pu filmer les personnages déambuler sur les Champs-Elysées au milieu de personnes ignorant tout de leur captation. Pareillement, l’utilisation de la pellicule Ilford, sensible à la lumière réelle, demanda, compte-tenu qu’elle n’existait pas pour le cinéma et seulement pour la photo sous la forme de rouleaux de 17,50 mètres, plusieurs nuits aux deux hommes, collant les bandes jusqu’à obtenir des bobines de films !

Néanmoins l’atout majeur du film reste l’utilisation de Jean-Paul Belmondo, comédien sorti premier des cours Florent quelques années auparavant et cherchant encore sa voie au cinéma dans des rôles secondaires : sa nonchalance tragique, son allure perpétuellement fiévreuse, sa recherche de la pose via la cigarette, le chapeau ou la casquette tracent les lignes d’une figure éminemment sympathique, à la fois tragique et décontractée, romantique et triviale, que le comédien exploitera largement le long de sa carrière de star (Godard le réutilisera dans un contre-emploi magnifique, celui de Pierrot le fou). La liberté que lui laisse Godard est génitrice d’une nouvelle conception du héros qui contribuera largement à la modernité du film.

Tourné rapidement, A bout de souffle voit son montage et sa postsynchronisation beaucoup plus longs à effectuer : et pour cause, puisque c’est la postproduction du film qui a aussi généré ses effets novateurs. Si on a déjà évoqué les figures de montage, il nous faut souligner aussi combien Godard a su utiliser poétiquement la contrainte de la postsynchronisation : la voix des personnages donne souvent l’impression d’être en décalage avec leurs bouches, comme s’ils se dédoublaient et nous parlaient d’un autre lieu que celui du film. < Sorti dans 4 salles en mars 1960, connaît un véritable triomphe public (259 046 entrées en première exclusivité parisienne, 121874 en province) qui rendra Beauregard suffisamment riche et confiant pour produire six autres films de Godard (le dernier étant Numéro deux en 1975). L’accueil critique est très contrasté, mais certaines réactions extrêmement hostiles sont aussi à porter au crédit des propos souvent très polémiques tenus par Godard et ses amis de la Nouvelle Vague quand ils n’étaient que journalistes : les violentes attaques de Positif, revue défendant certains auteurs français massacrés par Les cahiers du cinéma, peuvent s’expliquer ainsi. Mais l’enthousiasme d’un Sadoul (grand critique dont l’histoire mondiale du cinéma reste une référence) demeure le sentiment le plus partagé : le public se reconnaît visiblement dans la désinvolture romantique et la provocation accrue d’une œuvre qui parle, avant tout, de la difficulté d’aimer et de vivre quand on a vingt ans. Quant à Godard, devenu avec ce film un cinéaste-mode, il ne renouera plus jamais avec pareil succès et s’il retrouvera périodiquement le film criminel (Bande à part en 1964, Alphaville en 1965, Détective en 1985), jamais plus il n’en tirera pareil éclat.

Outils

Bibliographie

Jean-Luc Godard, Moullet Luc, Les cahiers du cinéma n°106, avril 1960, p.25-36
(étude critique en plein cœur de la « révolution » esthétique du film)
A bout de souffle, Francolin Claude, Seghers, 1960
(roman construit sur les notes et le travail des auteurs du film).
A bout de souffle, Vaugeois Gérard (sous la dir. De), Balland coll. « Bibliothèque », 1974
(étude précise par photogramme).
Etude critique du film, Marie Michel, Collection Synopsis, 1999.
(riche synthèse)
Nouvelle Vague, Douchet Jean, Editions de la Cinémathèque Française, 1998
(analyse, anecdote et somptueuse iconographie).
La nouvelle vague, portrait d’une jeunesse, De Baecque Antoine, Flammarion (coll. « Générations »), 1998
(réflexion historique sur le mouvement)
La nouvelle vague, Marie Michel, Nathan-Université, coll. 128, 1998
(étude du courant dans la perspective d’une école artistique).

Films

dans le catalogue Images de la culture
Naissance de la Nouvelle Vague ou l'Evidence retrouvée de Claude-Jean Philippe
La Prochine - Génération de Irène Richard,Daniel Edinger
La Révolution introuvable - Génération de Daniel Edinger,Gilles Nadeau
Damned ! Daney de Bernard Mantelli
Damned Daney 2 de Bernard Mantelli
Antoine Duhamel de Jean-Pierre Sougy
Antoine Bonfanti, traces sonores d'une écoute engagée de Suzanne Durand
Godard, l'amour, la poésie de Luc Lagier
Raoul Coutard, de Saigon à Hollywood de Matthieu Serveau